À bas l’utile!

 

À bas l’utile!
Par Bernard Noël

Dans l’univers de la communication, tous les mots sont piégés à commencer par le mot  «communication» lui-même qui, il n’y a pas si longtemps, désignait la meilleure part de la relation entre les humains : il s’auréolait ainsi d’un caractère sacré alors qu’il nomme désormais un espace d’échange où comptent seulement la propagande et le commerce. La «communication» trouvait autrefois son sens dans un état d’engagement vers l’extérieur qui correspondait à notre capacité d’expression, et constituait la base de notre humanité. Il est donc particulièrement significatif  que le monde actuel s’en prenne à ce trait fondamental. A-t-on conscience que c’est là une modification à ce point radicale qu’elle est en train de changer la nature humaine en installant un appétit de consommer là où, depuis toujours, notre intériorité avait son lieu.
Ce changement de nature, en cours de généralisation, est assez implanté pour qu’on en mesure déjà les effets. Son progrès très rapide se confond avec le succès de la société médiatique. Pour la première fois dans l’histoire, c’est la séduction qui opprime et non pas la violence. Comment ne cèderait-on pas à un spectacle dont le flux occupe votre intériorité tout en vous procurant délassement et plaisir ? Ce flux n’a d’autre sens que son propre mouvement, et ce mouvement est assez entraînant pour susciter une disponibilité passive qui a reçu l’étiquette de «cerveau disponible». Cet organe immatériel (je n’ose dire inorganique) est greffé sur nos corps comme une bouche dont l’avidité ne cesse d’être excitée.
Cette avidité fonctionne sur la privation : il ne s’agit surtout pas de la satisfaire mais de la leurrer encore et encore afin de la rendre insatiable. L’étrange est que cet appétit ressemble à celui de la connaissance alors qu’il en est la caricature. Les comparer peut toutefois servir ici d’indicateur pour aller vite tout en essayant de dénouer quelques ambiguïtés. Le meilleur moyen d’entretenir la disponibilité du cerveau est de lui donner à consommer des produits qui ont l’air de relever, sinon de la connaissance, au moins du savoir. Et l’apparence du savoir est facile à fabriquer sous la forme de l’information car tout est prétexte à informer: la politique, le sport, les voyages, la science, l’histoire, l’industrie, la société… De plus, aussi manipulée soit-elle, l’information donne toujours  l’impression d’être objective car elle semble appartenir au domaine public, autrement dit à tous.
L’information est ainsi le modèle parfait de ces produits immatériels dont la consommation à grande échelle est destinée à devenir la culture tout en constituant de superbes rentes pour leurs producteurs. L’intérêt de ces derniers exige que le statut de tous les immatériels soit égalisé sur le modèle le plus courant, donc sur celui de l’information.
Dès lors, on voit comment s’est mis en place une métamorphose généralisée qui, après avoir dénaturé l’expérience intérieure, travaille à dénaturer une à une ses activités afin d’en disqualifier toutes les créations. Vouloir que les œuvres considérées par la tradition comme «œuvres de l’esprit» circulent comme de l’information est une entreprise de faussaire mais témoigne plus gravement de la volonté de détruire leur nature. Je n’aime pas le mot «esprit» pour la raison qu’il a trop servi à nier le corps ; je n’aime évidemment pas davantage le mot «spirituel» mais le mot «immatériel» parasite si dangereusement sa place que mieux vaut en revenir à lui. Peut-être n’est-il pas inopportun de signaler à ce propos que le mot «spéculation» a bien plus longtemps désigné une activité de l’esprit que de la finance : triste fin !
L’immatériel est l’envers du spirituel comme l’information est l’envers de l’œuvre de l’esprit : leur utilité les épuise alors que l’inutilité des œuvres sans cesse en recharge le sens. On peut résumer ce phénomène en disant que l’information s’efface dans sa compréhension alors que l’œuvre ne se contente jamais d’être comprise parce qu’elle exige sa re-création. Et la re-création est, bien entendu, le contraire de la consommation, qui exige quant à elle l’épuisement constant de ses produits. L’idée même de consommation culturelle est donc une aberration car tout ce qui est essentiel dans la culture est inépuisable.
Cette esquisse est trop schématique pourtant, toujours schématiquement, j’ajouterai que l’industrie de l’immatériel – et n’est-il pas paradoxal d’associer ces deux mots ? – que l’industrie de l’immatériel a trouvé le meilleur moyen de dématérialiser le monde et nous-même non pas dans l’image, bien qu’elle semble sa langue universelle, mais dans le flux des images. Ce flux visuel, comme on le sait, occupe l’espace mental, mais on ne soulignera jamais assez qu’il doit son pouvoir d’occupation au fait qu’il est à la fois dans les yeux et devant eux de telle sorte qu’il n’y a plus aucune différence entre ce qui est représenté dans votre intériorité et la représentation extérieure que celle-ci devrait en projeter si l’emportement du flux ne l’empêchait de réfléchir. Pas de marge pour la réflexion, pas de marge pour l’imagination. En somme, pas de marge pour la liberté de penser, c’est le but  de la domination de l’immatériel…

Je terminerai par l’évocation d’une posture, qui est peut-être anecdotique, mais qui introduit de la matérialité dans un acte en apparence immatériel. J’ai pris un jour conscience que ma position de lecteur mettait en rapport une verticale, celle justement du lecteur, et une horizontale, celle du livre ou, si vous préférez, de la page. L’acte de lire se déroule dans l’espace angulaire ainsi formé dont il fait le lieu d’une relation. L’habitude nous empêche de percevoir le prélèvement qu’effectue le regard dans le texte, puis son transport vers le cerveau. Mais dès lors que l’attention  est éveillée, le déplacement de la matière verbale devient sensible à la manière d’un mouvement organique, et il s’en suit un regain d’incarnation… Je me demande si le changement de posture qu’implique le face à face avec l’écran des diverses machines de la communication – face à face qui, par ailleurs, est depuis toujours l’attitude symbolique de la relation humaine – intensifie notre précipitation dans l’immatériel au prix d’une perversion de plus de la nature de la relation…

Bernard Noël
22/10/2009

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