Comme un poème, la Commune?*
A propos de la nouvelle parution du Dictionnaire de la Commune
Article d'Alain Freixe, Patriote Côte d'Azur N°390 du 1er au 7 avril 2021
« Je ne voyage sans livres ni en paix, ni en guerre (…) C’est la meilleure munition que j’aie trouvée à cet humain voyage (…)», Montaigne, Essais, III, 3
A l’heure où l’on commémore de toutes parts la Commune de Paris, j’ai peur que l’on ne fasse qu’imposer du dehors, sur ce temps si étrange tissé de soumissions diverses, sanitairement étouffé par une peur savamment entretenue, un passé inerte, alors qu’il faudrait se risquer à inventer des chemins vers une vérité jamais fixe ni close mais ouverte à la fécondation du présent. Il ne s’agit pas de se complaire aux souvenirs, d’en venir à aimer cette « mémoire glacée » dont parlait Marcel Proust. Il s’agit moins de commémorer que de se remémorer. Cet effort du ressouvenir rend la mémoire active. Il sait rester dans le vif. Un livre nous en offre l’occasion : Le Dictionnaire de la commune de Bernard Noël, publié en 1971 à l’occasion du centenaire de la commune et réédité aujourd’hui par les éditions de L’Amourier à l’occasion des 150 ans qu’ont duré ses 72 jours !
Finalement j’ai cédé à la provocation. Je ne suis pas sûr que l’on ait toujours tort de se porter ainsi sur les devants, d’aller vers ce qui nous appelle : oui, la Commune est comme un poème ! Oui, il est des livres d’histoire qui sont poésie. Et, faisons simple, la poésie est ce que fait le poète. Ce dictionnaire est bien l’œuvre d’un poète. Bernard Noël est ce poiêtes, quelqu’un qui ne se contente pas de parler de ou sur mais qui fait quelque chose. L’artisan d’un objet de langage – le poème ! – qui ne se ferme pas sur lui-même mais qui vibrant de tous ses mots, brûle le feu de ses images et rayonne entre ses lignes. Ici, il s’agit d’un dictionnaire, forme singulière pour écrire l’histoire : quelques 900 articles comme autant d’entrées pour ce qui fut « plus et autre chose qu’un soulèvement » selon Arthur Arnould, une expérience sociale qui a vu les masses parisiennes – et celles d’ici ou là comme à Narbonne ou Marseille – surgir sur la scène politique et ouvrir un large horizon.
Outre la qualité littéraire de l’écriture de ces articles, outre le fait qu’ils sont le fruit d’un travail acharné et rigoureux sur la grande masse des journaux de l’époque ou sur la multitude des clubs, comités et commissions, ce dictionnaire de la Commune est traversé par une force qui tient l’ensemble. C’est la même que celle qui est à l’œuvre dans le poème, celle qui fait que l’on ose dire dans sa langue ce que la langue ne sait pas dire, ici c’est celle qui va au-delà des matériaux accumulés, qui permet d’offrir au lecteur cette liberté d’assemblage qui va le voir inventer un chemin à partir de telle ou telle occurrence. Ainsi le lecteur, pendant qu’il lit et crée, apprend qu’il pourrait toujours aller plus loin, s’appuyer sur une nouvelle question et bifurquer s’engageant par-là dans la voie du sens par principe inachevable.
J’aime que dans ce dictionnaire et à propos d’un travail historique sur la Commune de Paris soit affirmé et pratiqué cette nécessité du partage qui en appelle à la participation active du lecteur abolissant par là toute vérité univoque.
Chacun peut en fonction de la question qu’il porte comme une lanterne à l’avant de lui-même éclairer ce passé qui dès lors cesse d’être cette trace immobile à demi effacée sur les terres du temps, mais comme la lumière d’une étoile qui gravite autour du présent et nous parvient toujours vive. Les poètes aussi ont besoin de l’Histoire. Ils ne sont pas différents de nous. Parce que nous avons besoin de l’Histoire, parce que nous en avons besoin « autrement que n’en a besoin l’oisif blasé dans le jardin du savoir » selon les mots de Nietzsche, nous avions besoin de ce Dictionnaire de la Commune, il aide à ne pas renoncer, à ne pas se résigner, à s’armer d’une ardente patience, attente infatigable hors de laquelle la vie n’aurait aucun sens.