Bernard Noël, le sonneur
Hommages d'auteurs et amis de l'Amourier
Bernard Noël, le sonneur
par Alain FREIXE
On peut parcourir le trajet d’un «contemporain», c’est-à-dire de quelqu’un dont le philosophe italien Giorgio Agamben disait qu’il était celui qui ne se laissait pas aveugler par les lumières du siècle et parvenait à saisir en elles la part de l’ombre, leur «sombre intimité». C’est ainsi que toujours écrivit Bernard Noël: «en trempant sa plume dans les ténèbres du présent».
Il est et restera cet homme toujours rendu à ce qui le dessaisit de toute prise et le jette au présent sur les routes où écrire désespère, certes, tant les mots, leur nécessaire articulation, n’arrivent pas à sauver le vif –cela que l’on voudrait…– mais qui, d’un autre côté, s’offrent comme la seule voie possible. C’est alors le désespoir qui libère cette énergie nouvelle qui fait que «si on désespère de l’écriture, on choisit quand même d’écrire… l’écriture (commençant) de l’autre côté du désespoir»
Un homme que toujours quelque chose pousse dans l’inachevé, l’incomplet, le vouant à l’interminable, cette dimension ouverte, par la désertion des noms –ce «vide vivant», germinatif disait Jacques Dupin– depuis que s’est absenté, la grande image: Dieu pour ne pas le nommer.
Un homme au «non» résistant qui sait que «c’est la guerre (…) avec la société dans laquelle nous vivons. C’est la guerre de continuer à écrire. C’est la guerre de ne pas se plier au commerce, à la consommation» comme il le disait dans un entretien avec Jean-Luc Bayard paru dans En Présence, publié par l’Amourier.
Un homme pour qui la poésie est le foyer de résistance de la langue vivante à la langue consommée, réduite, univoque, poésie qui ne se prend jamais les pieds à ses propres miroirs. Et je voudrais juste préciser que j’entends sous ce mot «poésie» au-delà de son opposition à la prose (prosa oratio, ce qui va droit… en général au genre… et en cadence souvent) une écriture qui serait de l’ordre de l’entregenre, entre les genres, quelque chose qui traverserait les genres –qu’il a su presque tous visiter: récits, romans, poèmes, essais, théâtre, etc… –et du coup remettrait en question leur existence même , écriture qui ne traduit pas une expérience antérieure mais est un mouvement qui se dirige –c’est son sens– vers un territoire inconnu. Poésie, le mot désignant donc une relation d’intériorité qui creuse l’écriture dans la vie propre de celui qui écrit mais également l’émotion singulière qu’un lecteur/auditeur singulier éprouve à sa réception…
Bernard Noël, un éveilleur de conscience donc, mieux «un souffleur de conscience» selon les mots de Jack Ralite.
Je ferai bien aujourd’hui le portrait de Bernard Noël en sonneur de cloches! Ne s’en étonneront que ceux qui ne connaissent pas son pays d’enfance: l’Aubrac –ce pays d’en dessous, ce pays mental, ce vrai pays. Là Bernard Noël, dans ce pays fissuré, accidenté géologiquement, rocailleux, minéral, aux forêts profondes, aux torrents ou aux rivières sèches, Bernard Noël y a entendu l’Ahuc, ce long cri, ce «i» long, modulé, «une chandelle de son verticalement fiché dans l’air comme un grand clou (…) qui rendait la nuit caverneuse et lourde (…) entendu par une nuit d’hiver que la neige rendait blanche». Là, écrit Bernard Noël, «j’ai confusément compris que son «i» écrivait entre le silence d’avant et le silence d’après, un passage que rien n’effacerait plus pour la raison que, en cette nuit où il résonnait de façon inattendue et irrégulière, j’ai senti tout à coup ma bouche, et elle fendait mon visage de telle sorte que, derrière ce masque mien, criait dans ma langue, mais avec ses mots, une voix très vieille…». Dans ce pays de burle, ces jours où neiges et vents se mêlent en de terribles tourmentes, il était d’usage d’actionner dans les fermes, les villages cette cloche qu’on appelait «la cloche des perdus» pour orienter les égarés pris dans ces tourbillons de blancheur. C’est cette cloche que l’on peut entendre tinter dans les livres de Bernard Noël, livres écrits pour les perdus que nous sommes en ces sombres temps, livres qui transmettent cette énergie qui permet d’affronter les froids de nos temps qui ne cessent de tirer vers le sombre.