Entretien avec Florence Pazzottu
Conduit par Béatrice Machet pour la gazette Basilic
Béatrice Machet a rencontré Florence Pazzottu au sujet de son livre La Place du sujet paru aux éditions L’Amourier dans la collection Carnets.
Béatrice Machet :
Jankelevitch a repris une formule de Rilke : “quelque part dans l’inachevé”. Te vis-tu ainsi “en chantier” ?
Florence Pazzottu :
Oui, cette pensée de l’inachèvement a, je crois, une place centrale dans mon écriture et dans ma vie. Je crois que nous ne faisons toujours que commencer… Et je ne parle pas là d’un éternel recommencement à la Sisyphe, mais d’un véritable commencement, chaque fois nouveau dans sa manifestation, comme un “apparaître” qui cependant inscrit, est également durée… Le je, comme le poème, est surgissement inconnu, mais aussi invention, composition (ce travail de conscience) : son élan puis son mouvement, lent parfois, tissent le plus singulier et l’universel (révélant en fait l’universalité de l’adresse du plus singulier) et ébranlent par sa seule venue toute la pensée figée (et toute “identité”)… Oui, tu as raison, je me vis ainsi, “en chantier”… Je crois que c’est Mandelstam qui disait qu’un poème est toujours “en chemin”…
Béatrice Machet :
Ton travail vise-t-il un chemin vers une certaine sagesse ?
Florence Pazzottu :
Oh, je ne dirais pas ça comme ça. Écrire est pour moi accueil de l’imprévisible – allégresse, soudain, d’un toucher du réel ou approche d’une pensée-poème (un sens qui est une forme) inouïe -, et, en même temps, une confrontation à la fois tragique et joyeuse avec l’irréversible. Si l’on entend par sagesse une sorte de résignation ou de détachement serein, cela m’est complètement étranger. Si l’on y entend la nécessaire étreinte de l’obscur et la soif de clarté, et un questionnement permanent de ce que sont vivre et écrire , alors, il se peut que je n’aie eu de cesse de risquer un pas ou deux sur ce chemin. Je suis une amoureuse, je crois, surtout, mais avertie, très tôt, des dangers du trop-plein. Et là, on peut retrouver peut-être, non pas la sagesse proprement dite mais une très ancienne pensée chinoise : mon travail poétique, mon penser-en-poème m’a conduite à la pensée du vide – d’un vide fertile qui n’est pas le néant qui broie et qui n’est pas pour moi sans fraternité avec l’Ouvert de Rilke. Je ne crois pas au bonheur paisible qu’apporte, paraît-il, le renoncement aux passions, ce bonheur d’ailleurs ne m’intéresse pas, ma pensée et ma vie sont faits de gouffres et d’excès, en revanche, je suis touchée par cette pensée du vide et comment elle permet d’entendre différemment ce que c’est qu’être, mais aussi ce que c’est qu’aimer, penser… et naître. Car ce qui m’intéresse, encore une fois, c’est commencer. Il n’y a rien de plus risqué. Non pas se fondre dans l’Un (et j’ai écrit, ici ou là, en poèmes, ce que je pense de ce mythe de la Totalité, y compris en poésie) mais au contraire, par l’expérience de la plus extrême singularité (toujours inconnue et résolument insaisissable), se hisser vers l’accord du multiple. J’ai livré mon dé, celui avec lequel je joue (très sérieusement), à la fin de l’Inadéquat : “ni le chaos ni la source tarie”… On dit parfois, en un dire bâclé, vite dit, qui discrédite : “Oh, mais lui, il la (ou le) voit avec les yeux de l’amour!” (sous-entendu : il la (ou le) crédite de qualités qu’elle (ou il) n’a pas). On parle ainsi parce qu’on confond (comme toujours, on confond – au lieu de distinguer), on confond, oui, l’amour et le fantasme. Je crois, moi, que les yeux ouverts par l’amour sont les seuls qui voient. Car l’amour, tel que je l’entends en poème, tel que je le vis, nourri par ce vide fertile, ouvert sur lui, par lui, permet en même temps la plus grande distance et la plus grande approche… Écrire est pour moi ce même mouvement, de rencontre. Et, quels que soient les éclairs et les ombres, les figures étrangères, venues d’où?, qui parfois hantent le poème – et bien que l’énigme (du sujet, du poème) toujours demeure, intouchée même dans l’effort de plus grande clarté – écrire, comme aimer ; est une traversée.
Béatrice Machet :
Y a-t-il en toi “un discours intérieur”, un fil que tu parviens à suivre quoiqu’il arrive ? Ou bien sont-ce des bribes, des éclats tant la maîtrise de l’écriture est difficile, chaotique, sans cesse interrompue à cause des contingences et devoirs quotidiens (enfants etc.. )
Florence Pazzottu :
Il y a en moi une continuité, c’est sûr, malgré les éclats. Il n’y a rien dans ma vie que je vive comme “contingences” ou “devoirs”, rien en tout cas qui puisse être ainsi isolé. Il n’y a pas dans ma vie de séparation entre, d’une part, des tâches que l’on identifierait comme “quotidiennes” (c’est ainsi que je sais qu’on dit – je ne le pense jamais pour moi-même et la répétition ne me frappe pas – l’usure est ailleurs, dans cet apnée, cette gymnastique dont j’ai parlé dans les poèmes de “Gravité”), et d’autre part un lieu qui serait resté pur, un lieu de création qu’il s’agirait, difficilement, de préserver. Non, chez moi tout est impur pareillement, mêlé. Et je ne sais pas ce qu’est la maîtrise (il n’est pas sûr d’ailleurs qu’elle m’intéresse). Je sais en revanche que si une pensée (un rythme pensé) en moi insiste, rien ne le décourage. Mais il arrive que tout se défasse. La défaite, le naufrage fait parfois partie de la traversée.
Béatrice Machet :
Reprendrais-tu à ton compte ce constat que “le voyage est le plus court chemin vers l’autre comme vers soi” et que sans roulotte ni cheval, nous cheminons en écrivant, comme des nomades ?
Florence Pazzottu :
N’y a-t-il pas dans l’écriture une démarche vers la rencontre de l’infini qui est en soi ? Et n’est-ce pas aussi ce qui est dit dans l’Inadéquat ? Écrire est infinir… Et écrire, c’est pourtant faire cette expérience radicale, à la fois terrible et joyeuse, de l’irréversible. C’est pourquoi chaque poème est pris dans le mouvement d’une histoire, est lui-même un des élans, un des gestes de cette histoire, imprévisible avant de se produire, et aussitôt irréversible – transformable cependant, bien sûr, et transformant, toujours en cours de transformation… Écrire, c’est pour moi se découvrir infini et toujours déjà autre, inconnu et pluriel. Traversé. Et en chemin, oui, comme nous le disions tout à l’heure, toujours en train “d’arriver”… On peut rejoindre là, peut-être, l’idée que tu soulèves, du nomadisme, bien que je n’y aie pas pensé. Le lieu de l’écrire est un hors-lieu, un lieu ouvert. Un dehors au dedans. Une impropriété – très singulière. Non pas une errance, cependant ce déplacement – ; c’est même ce que je nomme, moi, habiter.
Béatrice Machet :
Y a-t-il une volonté chez toi d’alerter ? D’éveiller les consciences ? Il me semble que tes écrits pourraient être compris comme des manifestes contre la perfidie et le crime de manipulation. On a abusé des gens, pédagogiquement, intellectuellement, politiquement, avec méthode, et tu les invites à prendre conscience de l’asservissement… Ou bien ne serait-ce que le résultat du travail entrepris par le lecteur à te suivre et chevaucher la tension qui traverse tes textes ?
Florence Pazzottu :
Écrire, c’est se trouver en alerte, soi-même alerté, et de fait j’espère, alertant. Je ne me risquerai pas à parler “d’éveil des consciences”. J’aime bien le mot “manifeste”, dans sa pluralité de sens. Ce qui me semble s’affirmer, dans l’écrire, est à la fois poétique et politique, indiscernablement. Quant à l’abus, au malentendu, il est partout, c’est sûr. C’est pourquoi écrire est aussi et avant tout lutter contre cette manipulation du discours, contre toutes les assignations à résidence, assignations qui sont sociales, politiques, culturelles, et qui bien sûr passent par le langage, contaminent la pensée. Mais cette lutte n’est pas volontariste. C’est inévitablement, dans le mouvement même de son apparition, que le poème réduit à néant les clichés, déjoue les pièges du dualisme, sape, secoue, déverrouille, bouleverse, et perce, à même l’opacité – pour que souffle, comme dit Hannah Arendt, “le vent de la pensée”… C’est toujours à recommencer.