Entretien avec Mohammed Bennis
Conduit par Jacques Ancet pour la gazette Basilic
Né en 1948 à Fès, Mohammed Bennis est poète. Il fonde en 1974 la revue Attakafa El Jadida (la culture nouvelle) qui a joué un rôle actif dans la vie culturelle marocaine et qui sera interdite en 1984. Enseignant à l’université Mohammed V Agdal, il crée en 1985, avec universitaires et écrivains, les éditions Toubkal dans le but de participer à la modernisation de la culture au Maroc. Mohammed Bennis fut également membre fondateur et président de la Maison de la Poésie au Maroc (1996-2003). Il a adressé en 1998 un appel à Federico Mayor, Directeur Général de l’Unesco, en faveur d’une Journée mondiale de la poésie. Cette Journée est déclarée en 15 novembre 1999. Membre d’honneur de l’Association Mondiale de Haïku. Auteur de plus d’une vingtaine de titres. Certains de ses textes sont traduits et publiés dans des livres collectifs, des revues et journaux en Europe, aux États-Unis et au Japon. Depuis 1995, des livres et des recueils sont publiés en France, en Italie, en Espagne, en Macédoine, en Turquie et en Allemagne.
Tourné vers le dialogue et l’ouverture, il traduit des œuvres d’Abdelkabir Khatibi, Bernard Noël, Abdelwahab Meddeb, Stéphane Mallarmé et Georges Bataille. Sa traduction de Un coup de Dés de Mallarmé, première en arabe, est publiée dans une édition bilingue, en collaboration avec Isabella Checcaglini et Bernard Noël, chez Ypsilon Editeur à Paris en 2007.
Il se voit décerner le grand prix du Maroc du livre en 1993, le grand prix Atlas de traduction en 2000, le prix Calopezzati de la littérature méditerranéenne en 2006, le prix Ferronia de la littérature internationale en 2007, le grand prix Al-Oweis de la poésie (Dubaï) en 2007, le prix tunisien de la culture maghrébine en 2010, le prix littéraire italien Ceppo International Piero Bigongiari en 2011 et enfin le prix Max Jacob Étranger en 2014 pour son livre publié à L’Amourier Lieu païen.
Alain Freixe
Jacques Ancet :
Pour aborder ta poésie, c’est de Fès qu’il faudrait parler. Fès de l’origine du monde, Fès de l’enfance. Pour toi, le poème ne serait-il pas d’abord une ville ?
Mohammed Bennis :
Le poème ne peut venir que de la parole, qui traverse un corps. Et le lieu, n’importe lequel, fait appel à la parole, que le poète transforme en chant dans le poème. Dans ce sens, il me semble que je suis de ceux qui ont laissé le poème écouter les voix de la ville. Elle est, pour moi, Fès. Ville natale, mais, plutôt, ville de spectres. Ces fantômes sont toujours en retour, en visite, sans fin, avec leurs paroles.
Dans ma première jeunesse, le temps fut le signe d’appartenance au monde. Séduit par cette idée du temps, j’ai appris à voir le monde auquel j’aspirais, les temps modernes, qui n’étaient que le temps occidental. Etre moderne, à cette époque qui suivait l’indépendance du Maroc, et compte tenu de mon jeune âge, c’était s’attacher au monde extérieur qui nous manquait. Mon pays, qui vivait, alors, dans un Moyen Age sombre et défait, aspirait au temps qui vient de l’étranger, l’Europe, et particulièrement la France.
Or le poème a ses propres secrets. Il fallait, pour moi, apprendre comment entrer en contact avec la parole poétique. C’est un long apprentissage qui rencontre des obstacles. Ce parcours, si éblouissant, qui n’a rien de magique ou de mythique, m’a montré une autre dimension de l’existence. Le lieu. Le poème m’a orienté vers un lieu qui conditionne notre vie (et notre mort). Il s’agit, ici, de la poésie arabe préislamique et de notre Maître Imru’ al-Qays (mort vers 525). Dans cette poésie, le lieu des absents est le premier mot du poème. Imru’ al-Qays commence sa grande ode, son fameux mou’allaka, par l’évocation du lieu :
Halte vous deux et pleurons au souvenir d’une bien-aimée et d’une demeure
Aux confins d’une dune entre ad-Dakhol et Hawmal
Appel à la halte dans un lieu concret, défini, qui est celui de la bien-aimée, de l’absente. Appel (ou ordre) du lieu à la parole. Là où la parole du poète commence. Lieu réel d’une absente qui ne ressemble pas aux autres. Et l’appel à la halte est suivi d’un appel aux larmes qui annoncent un état de l’œil au bord de la cécité. Pourtant, évoquer le lieu (ou les larmes) ne relève pas de la nostalgie. C’est, avant tout, une écoute, en tant que transfiguration métaphorique d’un corps. Ainsi, je dirais que le temps nous fait voir et le lieu nous ramène à l’écoute. Voici donc un chemin tracé pour écouter une ville, Fès. Et si le poème est une ville, il est une écoute ou il n’est pas. Or écouter Fès c’est s’exercer à capter les voix de cette ville, l’excès des voix où les temps se heurtent, les uns aux autres. Écouter Fès fut le seuil premier, qui reste toujours premier, de mon poème. Mon dernier recueil traduit en français, Feuille de la Splendeur(1), est une tentative pour conserver leur vie à ces voix. Elles ne me quittent que pour revenir. C’est pourquoi je dirais que Fès est, pour moi, le lieu de l’oubli, de l’interdit, de l’absence, du manque et du vide. Et l’écoute n’est-elle pas, également, synonyme de transe ?
Jacques Ancet :
Dans ta réponse il y a deux choses que je voudrais que nous développions. D’abord ton rapport à la tradition et à la modernité. Tu parles d’Imru’al-Qays et de la poésie arabe préislamique, pour la première, et de l’Europe et de la France en particulier pour la seconde. Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur la poésie préislamique, à nous qui sommes si ignorants dans ce domaine, et ensuite nous parler un peu de ton rapport à la modernité européenne et française.
Mohammed Bennis :
La poésie arabe préislamique est notre source poétique première, notre héritage commun. Elle est pour les Arabes ce que la poésie grecque est pour les Européens. Elle est même plus valorisée dans notre culture, parce qu’elle est le témoignage de l’excellence. Les Arabes ont fait de la poésie leur chant et leur savoir, à la fois. Nous n’avons pas eu, à cette époque, de philosophes, à l’instar des Grecs ou des Asiatiques. Nous avions ce chant qui accompagnait les nomades dans leur départ vers les confins du désert. Le langage poétique, par conséquent, jouit d’un statut de prédilection. Mais son aspect communautaire n’occulte pas le Je individuel. Un Je dont les facettes changent d’un poète à un autre. Et la force de ce langage poétique et son exception sont les seules raisons qui ont conduit à ce que le miracle du Prophète soit le Coran, Livre révélé dans la langue, pour lancer un défi aux poètes de produire une simple Surah (chapitre) comme les Surahs qu’il contient et démontrer son inimitabilité.
Parmi les lectures, les plus curieuses de cette poésie en France, je pourrais mentionner celle d’Alain Badiou, dans son Petit manuel d’inesthétique(2) Je la qualifie de curieuse, non seulement parce qu’elle transgresse l’habitude de l’oubli, mais pace qu’elle ose encore faire de l’ode du poète préislamique Labîd ben Rabi’a (560 à 661 après J.-C) le lieu d’une comparaison avec le Coup de Dès de Mallarmé. Voici un passage de ce qu’il en écrit :
Il faut, je crois, proposer à la pensée un pas en arrière. Un pas vers ce que Mallarmé et l’ode préislamique ont en commun, à savoir le désert, l’océan, le lieu nu, le vide. Il faut recomposer pour notre temps une pensée de la vérité qui soit articulée sur le vide sans passer par la figure du maître. Ni par le maître sacrifié ni par le maître suscité.(3)
Cette seule référence suffirait à montrer que cette poésie préislamique (et la poésie arabe en générale), n’est pas seulement un article de musée, à conserver et admirer, mais qu’elle est une poésie dont les potentialités sont inépuisables et qui tend à rapprocher les cultures méditerranéennes, les unes des autres. Une poésie à découvrir dans les départs vers les confins.
Quant à mon rapport à la modernité occidentale, européenne (et française) ou américaine, je me limite à quelques points de repère. Depuis mon enfance, je rêvais d’aller, comme les autres enfants occidentaux, à l’école, au théâtre, au cinéma, à l’opéra, dans les bibliothèques, les musées, et sur les terrains des sports. Ce rêve s’est traduit, dans ma jeunesse, par une soif de culture moderne. J’étais persuadé que l’apprentissage de cette culture serait pour moi une chance de partager avec « les esprits libres » (Nietzsche) le vivre ensemble. Sans hésiter, je me suis voué à la modernité, à sa littérature, sa pensée et son art. Mais, aller vers une telle modernité ne fut pas donné. Ce fut, avant tout, une lutte sans merci contre les valeurs dominantes de ma société, et un combat contre cet espace de contrôle que me réserve l’Occident. Double combat. Vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis de l’autre dominant. Dans la poésie, j’ai trouvé le sens plein de cette liberté. C’est pourquoi je lui reste fidèle.
Cette modernité m’apprenait ce qu’est l’esprit créateur. Comment passer de la soumission à la liberté. C’est là qu’est le sens de la créativité. Une créativité qui abolit les interdits et développe le sens critique. Dans mon choix de la modernité, je n’ai fait que suivre les grands auteurs arabes, qui ont opté pour une culture de modernité et de liberté. Ces auteurs, poètes, romanciers et écrivains, ont réussi à moderniser la langue arabe, à relire la culture arabe ancienne, et à répandre les valeurs qui faisaient peur aux dominants locaux.
Par contre, choisir la modernité c’est-à-dire les valeurs d’un poème et d’une société, augmente l’exigence d’éveil au lieu de l’apaiser. Etre moderne n’est pas, en tout cas, être occidental. La modernité, pour moi, devrait être une invention destinée à rester invention. Il m’est impossible et de renier ma différence et de la réduire à zéro. « Prendre de préférence » — choisir — devient la responsabilité de participer à une modernité plurielle, à une modernité en mouvement. Grâce à ma culture, à ma langue, cette participation à une modernité en mouvement pourrait être possible. Et la signification créatrice de ce « vivre ensemble », avec des valeurs communes, réside dans la liberté de critique, sans laquelle la modernité resterait synonyme d’euro-latinisation du monde.
La modernité française (sa poésie en occurrence) m’a aidée à prendre conscience des risques qu’affronte un oriental. Les poètes français modernes (dont le père symbolique est Baudelaire), sont des bilingues. Par ce « bilinguisme » ils ont introduit la part de la langue de l’autre dans le cartésianisme de leur propre langue : « en user à part et le dédier aussi à la langue », selon les mots de Mallarmé dans « Crise de Vers ». C’est la leçon que je retiens de préférence de cette modernité. Moderniser la langue arabe est ce par quoi il faudrait commencer, sans concession, dans ma propre culture. Ma langue est régie par l’Un, le Pur, le Clair, l’Apparent, le Caché, le Premier et le Dernier. Ma responsabilité vis-à-vis d’elle consiste en un travail visant à la moderniser par le biais de l’accueil de l’étranger, et non à l’abandonner. Abandonner ma propre langue, la langue arabe, c’est ouvrir la voie aux fondamentalistes qui la confisquent et la condamnent à se plier à la violence de l’obscurantisme. Le travail de chaque écrivain arabe moderne est un travail infini sur la langue, puisque la subjectivité est infinie. Ainsi, je me suis libéré de la francophonie, et j’ai défendu l’ouverture de la culture arabe à la culture française. Les traductions, que j’ai faites, du français vers l’arabe, représentent l’un des aspects de mon travail de modernisation de l’arabe.
Jacques Ancet :
Peux-tu citer quelques uns de ces poètes et écrivains dont tu te sens proche qui ont modernisé la langue arabe et réhabilité cette tradition ancienne ?
Mohammed Bennis :
Je suis déjà un descendant des rénovateurs de la langue arabe : poètes, penseurs, romanciers, traducteurs, critiques littéraires et journalistes. Toute une famille symbolique d’auteurs du Moyen-Orient, qui sont les initiateurs, et de nouveaux auteurs du Maghreb, qui sont arrivés, ultérieurement, à laisser leur propre trace dans notre langue moderne. Ne citer que quelques noms, c’est n’être ni juste ni honnête. Je ne cite ici que les plus connus : Taha Hussein, Gibran Khalil Gibran, Tawfik al-Hakim, Mostafa Lotfi al Manfalouti, Abou el-Kacim Chabbi, Naguib Mahfoud, Mahmoud Messadi, Abdelmajid Benjelloun, Badr Chakir Assayab, Adonis, Youssef Idriss, Tayeb Saleh, Emile Habibi, Saadi Youssef, Mahmoud Darwich, Jamal el-Ghitani, Sonâa Allah Ibrahim, Mohammed Choukri, Saad Alla Wannous, Mohammed Zefzaf, Wassini Laâraj, Salim Barakat, Elias Khori et Kacem Haddad. Des poètes et écrivains avec lesquels j’ai des rapports d’affinité. Ils représentent des pays et des genres différents, et quelques unes de leurs œuvres sont traduites en plusieurs langues. Je suis heureux d’avoir été le contemporain de certains grands écrivains. Grâce à la lecture des œuvres de ces auteurs ou à la possibilité de partager des moments de vie avec mes contemporains, j’ai pu affirmer mon choix de suivre la voie de la liberté, qui est, par excellence, celle de la modernité. Malheureusement, l’œuvre de ces auteurs n’est pas toujours reconnue par le monde arabe, et, par conséquent, elle est ignorée des programmes d’enseignement comme des politiques culturelles.
Jacques Ancet :
Tu parles des fondamentalistes et de l’obscurantisme qui guette la langue quand on l’abandonne. Toute langue est menacée par ce danger mais elle l’est plus, peut-être, dans les pays de langue arabe où le religieux est si prégnant. Ecrire, de ce point de vue, est donc un acte fondamentalement politique ?
Mohammed Bennis :
C’est plutôt un engagement envers la modernité. Je me méfie des qualifications réductrices lorsqu’il s’agit des époques de bouleversements radicaux dans l’histoire des cultures et des peuples. On pourrait dire aussi que l’écriture est un acte de résistance. Il élabore une politique de la modernité que ces auteurs fondent avec patience. C’est un acte ouvert pour deux raisons : d’une part, il laisse les subjectivités s’exprimer sans conditions; et, d’autre part, il accueille les autres langues et les autres cultures dans la langue arabe. De ce point de vue, l’écrivain arabe moderne a la responsabilité de rendre la langue arabe vivante afin de mériter l’héritage d’une culture basée sur la liberté et l’aventure. L’héritage, par ailleurs, n’aurait pas de sens s’il n’était pas orienté vers l’avenir, vers le dialogue avec le quotidien, avec d’autres langues ; d’autres cultures. Cette action novatrice de nos auteurs modernes n’est rien autre que celle que revendique Dante dans ces vers fameux: ainsi du bois brisé sortait à la fois/ des mots et du sang; moi je laissais la branche/ tomber…(4). Alors que les fondamentalistes, qui interdisent à la langue arabe d’être vivante, joyeuse et dansante, sont, en même temps, les pires ennemis de la culture arabe ancienne. Celui qui ne laisse pas le langage de la vie moderne parler dans (et sur) sa langue est celui qui renie le passé, le confisque, afin de le laisser traîner dans la boue de l’ignorance. Le dogmatisme et le fanatisme sont les aspects les plus visibles de l’ignorance. Parler d’une « politique de la modernité » a donc un sens plus large que parler de politique tout court. La politique de la modernité est une approche critique des mots et des valeurs qui s’opposent au libre choix d’une subjectivité et d’un destin.
Jacques Ancet :
Tu parles, dans certains de tes textes, de l’état d’agonie dans lequel se trouve actuellement l’arabe au Maroc. Ton recueil Fleuve entre des funérailles est même en quelque sorte la mise en scène de cette situation, qui te préoccupe tant…
Mohammed Bennis :
L’arabe est la langue de mon corps. Je ne l’aborde pas en tant que langue d’expression ni en tant qu’instrument idéologique, quel qu’il soit. Lorsque j’entre dans une administration publique, telle que la Poste, que je m’adresse en arabe au fonctionnaire pour demander un timbre et qu’il me répond en français, je me sens déstabilisé, la gorge sèche et la poitrine serrée. Privés d’air, les mots, les miens, n’arrivent plus à sortir. Une aphasie me paralyse. La Poste est un espace public parmi d’autres. Cet abandon de la langue arabe, hérité de la colonisation et officialisé, après l’indépendance, par la politique du soi-disant bilinguisme, dément tous les discours officiels qui ne cessent de mentir et de me faire croire que l’arabe est ma langue. Une situation, qui prive le corps de son souffle ne peut me laisser indifférent. Elle est l’autre face de l’intégrisme qui nous rappelle sans cesse l’aspect religieux de l’arabe. Les islamistes, dont les porte-parole sont des francophones, se donnent le droit de parler au nom de l’arabe. Mais c’est une langue morte qu’ils utilisent. Ils n’ont jamais inventé ni un mot nouveau, ni une expression nouvelle.
En tant que poète, la langue est pour moi le souffle sans lequel le corps cesse de vivre. Et mon travail est destiné à faire durer cette langue. La poésie est la source de cette langue vive, son feu et sa force. La mise en scène de cet état d’agonie, dans Fleuve entre des funérailles, est une manière de repenser, poétiquement, la vie et la mort. L’une et l’autre sont collées à ma peau. N’est-il pas tragique pour celui qui œuvre pour l’ouverture à d’autres langues d’être privé de sa propre langue ? Par ailleurs, la mise en scène de cet état d’agonie est fondée sur une double critique (souvenons-nous de la notion de « Double critique » d’Abdelkébir Khatibi) puisqu’elle vise aussi bien la francophonie que l’islamisme. Pour être plus clair, je reprends ici une formule personnelle selon laquelle il s’agit de libérer le français de la francophonie. Et puis la mise en scène de l’agonie de l’arabe ne fait de mal ni à d’autres langues, ni à personne. Elle est avant tout un signe de résistance. Et je sais qu’elle ne dépasse pas le seuil du poème.
Jacques Ancet :
Puisque tu parles de ce beau livre Fleuve entre des funérailles dont le titre est explicite — la vie au milieu de la mort —, j’aimerais en faire entendre un fragment qui énonce avec la force propre du langage poétique, ce que tu viens de nous dire : Je descends // dans un même sang et ils arrivent pour les obsèques Un labyrinthe pour chaque poète Comme si le fleuve était mot en irradiation Je lui ai crié Élargis-toi. Et ce n’était ni autour de moi ou de quelqu’un d’autre qu’il s’était rétréci Je sentais un désert dans la gorge Dans chaque lettre de l’alphabet une clameur dont le plafond était de larmes Et ce fleuve élargi dans l’inconnu. Le fleuve : un « mot en irradiation »… J’aime cette image. Comme si tout le passé et tout le futur se tenaient là dans l’ « irradiation » de ce langage, celui du poème, qui fait le présent, qui nous met au présent et qui, par là, ouvre sur l’inconnu…
Mohammed Bennis :
Chaque fois que je lis un poème essentiel, qu’il soit en arabe ou dans d’autres langues, je sens que la force du langage poétique est unique. C’est une force qui n’est pas le résultat d’emploi de concepts, quels qu’ils soient. Elle nait d’un lieu qui précède les différents langages, y compris le langage philosophique ou scientifique, et il leur succède. Une telle force m’intrigue. Souvent, il m’arrive d’avoir des doutes sur la poésie et son statut dans la production du sens. Notre monde actuel accentue les doutes du poète, doutes auxquels je ne crains pas de me confronter. Autre chose curieuse : à son tour le poème nous guide lui-même non pas vers une réponse, mais vers cette force qui se reproduit et qui reproduit également notre perte dans ce désert sans bord. Je m’interroge : avons-nous besoin de réponses, autrement dit de tranquillité dans la vie ? Pareil besoin est plutôt d’ordre pédagogique : il justifie les religions, pour lesquelles la promesse d’une seconde vie après la mort est indispensable ; ou les idéologies qui font la propagande du bonheur pour faire croire à leur potion magique.
Le fleuve, en tant que « mot en irradiation », est le lieu du poème — le lieu qui porte le poème et que le poème ouvre, élargit. L’un doit son existence à l’autre. Et chacun des deux porte l’autre vers ses limites, qui sont l’inconnu lui-même. Je ne peux attendre du poème, pour moi comme pour l’autre, que cette ouverture, cet élargissement. Qu’il soit large, voilà ce qu’on peut demander à un fleuve qui coule au présent et qui fait durer le présent. Il garde au présent la durée du présent. Par cette irradiation, le poème demeure moderne, à jamais moderne. Il témoigne par là d’une politique de la modernité.
Jacques Ancet :
Arrêtons-nous un peu, à cette politique de la modernité dont nous venons de parler. Quelle est ta perception des processus culturels et politiques en cours dans le monde arabe ?
Mohammed Bennis :
La révolution des jeunes, qu’on connaît depuis le début comme révolution arabe, ou printemps arabe, est l’expression d’un refus catégorique des régimes autoritaires et répressifs. Elle représente, pour moi, le cri d’une jeunesse qui n’accepte plus l’état de haine et de marginalité qui conditionne sa vie. Une jeunesse qui réclame le droit à la liberté. Et cela montre son attachement à un État de droit, à une modernité, où liberté, démocratie et justice sont indivisibles. Le discours de cette jeunesse vient d’une aspiration profonde des sociétés arabes. Il bat en brèche la vision négative que l’Occident a de nos sociétés.
Depuis la révolution, un nouveau contrat a été passé (ou est en train d’être passé) entre le pouvoir et le peuple à travers de nouvelles constitutions. Des élections libres sont mises en place. Mais le résultat a donné le pouvoir aux islamistes, majoritaires dans l’ensemble des pays nord africains (et même dans les autres pays du Moyen-Orient). Ce résultat prouve que la révolution des jeunes est née sur les places publiques d’une force non organisée, alors que l’élection est un choix qui passe par voie de suffrage, et qui suit la logique des groupes sociaux organisés. Les islamistes, qui ont été les opprimés (ou les moins avantagés) par les pouvoirs en place, sont devenus les maîtres du jeu. Ils le sont devenu non seulement grâce à l’oppression mais également grâce à leur maîtrise et leur l’organisation, au sein des populations marginalisées et des classes moyennes citadines. Personnellement, je ne suis pas surpris. L’Occident et les régimes arabes sont tout aussi responsables que la gauche locale de cette montée des islamistes. Est-ce l’ironie de l’histoire de constater cette fin tragique de la révolution de la jeunesse arabe ? Ou est-ce le rocher auquel se heurtent toutes les révolutions ?
Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il serait nécessaire de dire combien notre situation est complexe. Il faudrait s’écarter de ces discours qui entretiennent la confusion entre musulmans et islamistes, entre islam et fondamentalisme. J’entends par-là, le discours orientaliste (celui des spécialistes occidentaux) sur la mentalité, la personnalité, la religion et la culture musulmanes. Selon ce discours, les musulmans et les Arabes sont par nature antidémocrates. Ils ont été, à travers toute leur histoire, des fatalistes et des conservateurs. Ces discours péjoratifs qui condamnent sans appel tout ce qui est musulman (ou arabe), alimentent un imaginaire occidental malade aussi bien de son ignorance que de son ressentiment. Il est significatif que nos grands poètes, penseurs et hommes de sciences restent ignorés en Occident. Si je suis un descendant d’une famille symbolique d’écrivains arabes modernes, musulmans et chrétiens, sans aucune différence, je suis aussi le descendant de ces musulmans et de ces Arabes qui ont donné l’hospitalité à la philosophie grecque et contribué à son développement, au moment où elle était condamnée par les Occidentaux. Ils ont inventé l’algèbre, ce sont des Maîtres de la logique et de l’astronomie, des médecins, des savants, mais aussi de grands mystiques, des inspirateurs de la modernité poétique, littéraire et artistique en Europe.
Ecarter le discours orientaliste, et ses avatars dans les discours politiques et médiatiques, c’est faire un pas vers une lecture plus objective des événements que le monde arabe vit actuellement. L’arrivée des islamistes aux pouvoir est la conséquence, en premier lieu, de l’échec de la politique de l’enseignement menée depuis les indépendances, et de la méfiance des régimes vis-à-vis la culture arabe moderne, de nos jours ou dans des temps plus anciens. Nos régimes ont fait de l’enseignement aussi bien que de la culture un moyen de reproduction de l’ignorance et de la soumission. Je mentionne nos régimes sans oublier le rôle de l’Occident, qui les soutenait pour défendre ses intérêts et prolonger sa domination. Et voilà où nous en sommes ! Les islamistes ont gagné les élections, qui se sont déroulées dans la liberté et la transparence. Résultat qui risque de déprimer tous ceux qui rêvaient d’une vie à la hauteur des sacrifices de plusieurs générations. Il nous avertit que la démocratie n’est pas accomplie. Elle nécessite une nouvelle énergie de la pensée, pour ne pas tomber dans le trou du jeu politique et médiatique.
Cela dit, les islamistes du Maghreb, en Tunisie et au Maroc, sont essentiellement inspirés par le modèle turc. Ils sont « modérés », selon le nom que leur donnent aujourd’hui les Occidentaux, aux États-Unis et en Europe. Ce qui voudrait dire que les intérêts (et les valeurs principales) de l’Occident ne seraient pas touchés. Il est fort probable que l’économie pourrait connaître un élan (même en étant dépendante de l’économie européenne qui traverse une crise non conjoncturelle), et que la justice sociale pourrait devenir plus qu’un souhait. Un élan qui ne s’opposerait ni à la mondialisation, ni à la francophonie. Rien ne nous indique le contraire.
Ce qui me paraît plus clair est que ces nouveaux acteurs politiques ne favoriseront pas les femmes, ne leur accorderont pas leur droit d’égalité avec les hommes. Ils ne cèderont pas non plus sur le terrain culturel, qui n’intéresse pas forcément l’Occident. Le terme de « modernité » fait l’objet d’attaque. Signe révélateur, dans lequel je ne peux pas ne pas entendre le cri d’étouffement que commence à lancer nos femmes et notre culture moderne. Les islamistes sont des adversaires déclarés de la modernité. Elle est, pour eux, l’occidentalisation qui menace pour diverses raisons la croyance islamique. Cruel est cet étouffement et mensongers sont ces prétextes.
Il est vrai que la culture arabe moderne n’était pas bien accueillie par les régimes précédents. Nos régimes ont considéré, avec soupçon et stupeur, les œuvres qui ont choisi la critique des valeurs. Toute une littérature qui s’inspire d’une « esthétique d’opposition », selon le terme de Youri Lotman, se retrouvait mise à l’écart. Dorénavant, la modernité sera de plus en plus exilée. Livres, théâtre, musique et art plastique. Plus dur encore sera le sort de la culture arabe moderne. Ici, la langue arabe est un champ manifeste d’antagonismes. Je sens son corps devenir froid. Visage blême. Souffle court. Et je ne suis pas de ceux qui croient à la possibilité d’une résistance collective, organisée. Que dire ? La voix que j’entends est celle des intellectuels, des écrivains et des artistes, qui ont appris à faire, individuellement, leur travail avec sérénité et modestie, à l’écart de toute institution. Le gouffre qui nous attend tous, s’ouvre devant nous. Cet Islam populiste et a-historique, qui avance triomphalement, aura toujours plus d’adeptes. L’écrivain arabe moderne sera plus seul qu’il ne l’a jamais été. Une peur, oui, une peur qui envahit le sens des mots et le sens de la vie. Pourtant, ne peut-on pas être toujours d’accord avec le grand critique de l’orientalisme, Edward W. Said, quand il écrit dans sa préface à l’édition de 1997 de L’Islam dans les médias : « Il est impensable de ne pas préciser que, dans la lutte qui oppose les islamistes et l’écrasante majorité des musulmans, les premiers sont largement perdants »(5).
Jacques Ancet :
Mais revenons au poème. La seconde chose que je trouve dans ta première réponse, c’est ton rapport à l’écoute, qui me paraît fondamental. On ne cesse de dire, depuis un siècle environ, que la poésie c’est l’image, donc le regard. « Il faut se faire voyant » répète-t-on avec Rimbaud et après lui les Surréalistes, sans peut-être les comprendre vraiment. Pour ma part, il me semble que voir, dans le poème, c’est écouter. L’écoute voit. Et, ce qu’elle voit, elle le voit dans le langage. Maïmonide a montré que les visions des prophètes naissaient de l’écoute du langage et, plus précisément, de l’écoute des signifiants. Je dis souvent que le poème est, pour moi, un espace de méditation — un espace où je commence par faire le vide (du moi et de ses encombrantes pesanteurs), pour que quelque chose, une voix et avec elle un monde, puisse advenir dans cet espace laissé vacant. C’est, me semble-t-il, ce que tu dis aussi à ta manière.
Mohammed Bennis :
Nos cultures méditerranéennes se correspondent et se complètent, sans avoir toujours la possibilité de saisir à vif l’ampleur de ces correspondances ni de cette complémentarité. Laissons de côté, pour l’instant, cette part obscure qui demande une révision du sens de ce que l’Europe appelle modernité. Toi et moi, nous avons eu des moments de dialogues à travers des poèmes, des rencontres, des lectures de nos amis les plus proches, comme Bernard Noël, Antonio Gamoneda, Henri Meshonnic, et nous avons échangé nos livres, même si les miens sont peu traduits en français. Le dialogue que nous avons entamé, avec liberté et ouverture, nous aide à nous comprendre, dans le respect mutuel de la tradition que chacun porte en lui.
Ta réflexion sur l’écoute et le regard m’est très proche. Et elle demande, de ma part, plus de précision. L’effet de l’écoute sur les visions des prophètes, dont parle Maïmonide, est tout autant valable pour l’Islam que pour le Judaïsme ou le Christianisme. Maïmonide (1138-1204) est un Andalou de Cordoue, de l’époque islamique. Il est un bon connaisseur de l’Islam et de sa culture. Mais pour ma part, je parle de la poésie préislamique, d’un poète et d’une tradition poétique antérieure à l’Islam. Ceci veut dire que cette culture de l’écoute me parvient à travers cette poésie. La révélation islamique n’a fait que changer le messager, qui devient le céleste Gabriel, alors qu’il est le Djinn pour les poètes arabes préislamiques. D’où la perplexité qu’ont éprouvés les Arabes en écoutant le Coran. Et sans comprendre la différence entre Gabriel et le Djinn, ils ont accusé le prophète Mohammed d’être un poète parmi les poètes. Accusation grave, du point de vue religieux. Le Coran rejette cette accusation à maintes reprises : « nous ne lui avons pas enseigné la poésie »(6) ; « disant : « quoi ! Nous abandonnerions nos dieux pour un poète insensé »(7) ; « Ceci est le dire d’un noble Envoyé, non d’un poète »(8).
Maïmonide n’est pas un poète, et la tradition poétique juive ne lui permet pas d’évoquer des poètes pré-judaïques et leurs méthodes, parce qu’ils n’existent pas (voir entre autres A Big Jewish Book,(9)). Avec la culture arabe, nous sommes dans une dimension païenne. La langue arabe est répandue avant le Coran. Elle existe avec la poésie préislamique. C’est une langue de poètes avant d’être la langue du prophète Mohammed ou de l’Islam. Cette spécificité nous rapproche des Grecs, qui, comme les Arabes, ont changé de religion sans changer de langue. La langue est le dépôt de l’invisible. « Changer sa langue est changer son invisible », écrit Heidegger, dans un livre dont j’ai malheureusement oublié le titre.
Dans la poésie préislamique, l’écoute de l’appel extérieur est une invitation au voir. Et s’il n’y a pas de séparation entre écouter et voir, l’écoute fait peur et la vision offre le tragique (l’absence) à notre regard. Ceci dit, le mystique arabe se ressource dans la poésie préislamique, tout en respectant la doctrine islamique. La poésie d’Ibn Arabi, l’Andalou (1165-1240), le prouve constamment. Ibn Arabi n’est pas d’ailleurs le seul. L’écriture, pour le mystique arabe, est une dictée qu’il reçoit, avec sérénité, de l’Autre, de la transcendance. Il obéit à l’ordre d’écrire. Et, durant le temps de la dictée, il voit ce que l’écrit lui donne à voir. Alors que la voix que mon corps, singulier et pluriel écoute, est celle du sentir, du sensible, du monde concret, le seul existant pour moi. Dans le poème, la voix se prolonge. Une voix qui fait peur. Elle est chaotique. Les paroles s’y font images (métaphores) du sensible. J’écoute avec ma troisième oreille et je vois avec mon troisième œil. L’inaudible et l’invisible se retrouvent, côte à côte, dans l’indicible du poème.
Jacques Ancet :
Cette démarche est proche de l’expérience mystique qu’évoque d’ailleurs le mot de « transe » que tu utilises. Mais une mystique qui n’aurait rien à voir avec le religieux — une mystique sans Dieu. Ce que tu dis d’ailleurs très bien quand tu dis que ton écoute est celle « du monde concret, le seul existant pour [toi] ». Il y aurait, en somme, une parenté entre expérience poétique et expérience mystique. Entre elles, la différence serait moins de nature que de degré. Qu’en penses-tu ?
Mohammed Bennis :
Franchir la frontière de l’audition vers la vision est le signe d’entrée en transe. Ici, nous arrivons à la fragilité du langage, au risque qu’il suppose de nous laisser seuls, perdus. Soyons attentifs aux frontières dont il ne faudrait pas se passer. Le mystique et le poète se croisent, leurs expériences et leurs langages se ressemblent. Une parenté évidente. Mais chacun des deux suit son propre parcours. Ce qui différencie l’écouter et le voir, de l’un comme de l’autre, est justement le sens. La transe du mystique est celle de l’affirmation, tandis que celle que je vis est emportée par l’effacement. Différence de nature, que je continue, sans cesse, à contrôler. Le Don du Vide, titre de l’un de mes recueils traduits en français, est l’expérience de l’effacement, qui sème le trouble dans l’Un et l’Unique. Il incite à reprendre le départ, dans l’infini des départs. Et ma parenté avec le mystique devient plus inventive, dans un Maroc habité, à travers des siècles, par les paroles et les musiques des mystiques.
Jacques Ancet :
Affirmation et effacement sont, dis-tu, ce qui différencie le sens de la démarche mystique et de la démarche poétique. Mais le premier geste du mystique n’est-il pas de s’effacer — de sortir de soi, du monde et du langage du dogme — de sortir précisément du connu, de ce qui peut être « affirmé » — pour entrer dans le territoire de l’inconnu, du sans nom où brille la lumière de l’Amour ? De ce point de vue, son geste n’est pas si différent de celui du poète…
Mohammed Bennis :
Il y a effectivement de multiples points de rencontre entre le poète et le mystique, comme je viens de le dire. Chacun des deux connaît les tentations et les risques que l’autre lui suggère ou lui impose. Alors que suivre son propre chemin, après avoir rencontré (ou en rencontrant) le mystique, est le geste majeur du poète. Ce qui lui demande un éveil constant, un contrôle des frontières (qu’il ne faudrait pas abolir), leur fermeture et leur ouverture. Sinon la parole poétique perdrait son propre territoire. Nous avons à remarquer cette différence, quoique minime, entre effacer et s’effacer. Parlant de l’Islam, je dirais que le point de départ du mystique est l’affirmation d’un Dieu omniprésent et la foi en Son mystère. Cette affirmation mène le mystique à s’effacer dans la soumission volontaire au Divin, à Sa parole et à Ses ordres. Je me limite à deux mystiques musulmans d’exception : Mansour Hallaj (né en 857 – exécuté en 922) et Ibn Arabi. Pour le premier, je cite le poème suivant :
Je m’étonne de toi et de moi, ô vœu de mon désir !
Tu m’avais rapproché de Toi, au point, que j’ai cru que Tu étais mon « moi »,
Puis Tu t’es dérobé dans l’extase, au point que tu m’as privé de mon « moi », en Toi.
O mon bonheur, durant ma vie, ô mon repos après mon ensevelissement !
Il n’est plus pour moi, fors que toi, de liesse, si j’en juge par ma crainte et ma confiance,
Ah ! dans les jardins de Tes intentions, j’ai embrassé toute science,
Et si je désire encore une chose, c’est Toi, tout mon désir (10)
Le rapprochement, dans l’extase, entre le « moi » et le « Toi » est un signe d’effacement du « moi » qui ne se reconnaît que dans le « Toi ». Et, par l’acte de s’effacer, il devient permis au mystique d’entrer dans les jardins. Ici Hallaj utilise le mot « jardin » (au pluriel). Ce sont les jardins des intentions divines où Hallaj a embrassé « toute science ». Entrer dans les jardins des intentions divines est le passage du connu vers l’inconnu. Tandis qu’embrasser « toute science » veut dire que le voile et le savoir sont, pour Hallaj, reliés à la nomination divine, et à Elle seule. Ce qui nous pousse à dire que la connaissance du mystique vient de Dieu et va vers Dieu : « Ce n’est pas Dieu, dit Hallaj, qui porte un voile, ce sont les créatures qu’Il a voilées. » (Op.cit., et même page.)
Jacques Ancet :
Tout « vient de Dieu et va vers Dieu », oui. Mais on a là une affirmation du divin qui est ouverture et qui suppose un refus du religieux qui est fermeture. Je lis dans ses « poèmes mystiques » : « J’ai renié la religion de Dieu, le reniement / Est un devoir pour moi, un péché pour les musulmans »(11) . On en a brûlé pour moins que ça, chez nous !
Mohammed Bennis :
La traduction de ce vers par Sami Ali est plus précise (et plus poétique) que celle de Massignon : J’ai renié la foi de Dieu, et ce reniement pour moi/ un devoir, alors qu’il est, pour tout musulman, détestable. J’apporte cette traduction pour nous aider à nous approcher du concept de religion chez Hallaj, que l’on trouve, entre autre, dans ces trois vers (ces six hémistiches) :
J’ai médité sur les croyances en m’efforçant de les comprendre :
Je les ai trouvées telle une base unique à multiples ramifications
Ne vas point exiger de quiconque qu’il adopte telle ou telle croyance ;
Cela empêcherait toute entente solide
Réclame de lui plutôt une Base qui exprime pour moi
Toutes les hautes significations : alors il comprendra
Le mot « croyances » dans la traduction (bien plate) de Massignon, est « religions » dans la version originale en arabe. Et Hallaj, le mystique savant, a forgé une théorie de la religion, pour se libérer de la fermeture du théologique, dans les trois religions monothéistes, l’Islam comme le Judaïsme et le Christianisme. Dans cette perspective, Hallaj renie la religion pour comprendre le divin, en ouvrant son affirmation sur l’essentiel. Affirmation de Dieu. Dieu, ici, prend un sens pluriel. Il est la « Base qui exprime pour [lui] toutes les hautes significations ». Se libérer de la religion, oui. Mais pour atteindre le divin dans toute création. Se libérer de la religion ce n’est pas renier Dieu. L’ouverture, donc, ne contredit pas l’affirmation d’une autre fermeture : « Je ne vois nulle chose, dit Hallaj, en laquelle je ne voie Dieu ».
Jacques Ancet :
Et Ibn Arabi ?
Mohammed Bennis :
Ibn Arabi nous livre, de son côté, le même principe de l’affirmation, en soulignant que son origine est dans le Coran : « Tout ce dont nous parlons, écrit-il, dans nos séances et dans nos écrits procède du Coran et de ses trésors.» C’est l’affirmation de la suprématie de la parole divine et le choix volontaire de s’y soumettre, de s’y effacer : « Ce qu’Il a déclaré licite, nous le déclarons licite ; ce qu’Il a déclaré affaire de libre choix, nous le déclarons tel ; ce qu’Il blâme, nous le blâmons ; ce qu’Il commande, nous le commandons ; ce qu’Il déclare obligatoire, nous le déclarons obligatoire. » (Op.cit., p. 129). Affirmer et s’effacer sont les deux conditions primordiales d’un dogme auquel le mystique doit se soumettre pour passer du connu à l’inconnu. Celui-ci ne regarde que ce qu’il lui est permis de regarder et n’entend que ce qui lui est recommandé : « L’œil, commente Chodkiewicz, doit, pour obéir à la Loi, détourner son regard des choses interdites ou blâmables et, plus généralement encore, de ce qui le distrait. » ; et « L’ouïe doit refuser d’entendre les calomnies, les mensonges, les propos impies ou illicite. » Ce qui explique pourquoi « Le Coran n’ouvre ses « trésors » qu’à ceux qui appliquent la Loi qu’il instaure : il n’est d’illuminations sans obéissance » .
Le poète, au contraire, voit ce que l’œil lui donne à voir et écoute ce que l’oreille lui prête à écouter, sans avoir à confirmer un au-delà ou à appliquer une loi hors la loi du poème. « N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU », écrit Mallarmé dans Coup de Dès, ou Bataille dans une autre version de non moins subversive : « L’expérience intérieure ne pouvant avoir de principe ni dans un dogme (attitude morale), ni dans la science (le savoir n’en peut être ni la fin ni l’origine), ni dans une recherche d’états enrichissants (attitude esthétique, expérimentale), ne peut avoir d’autre souci ni d’autre fin qu’elle-même. » La parole du poète se dresse dans la négation. Elle efface ce qui le détourne de sa propre démarche, l’empêche d’aller vers l’inconnu ou de s’orienter (n’oublions pas cet Orient insoumis à tout discours réducteur !) vers une autre lumière, dont la nature n’est pas seulement différente, puisqu’ elle est l’extrême de la langue et son impossible.
Dans une telle approche, les frontières entre le poète et le mystique sont à la fois ouvertes et fermées. C’est justement ce qui impose un éveil, puisque l’espace commun de l’écriture des deux est la parole. Toute une histoire de cet éveil s’est établie de ce point de vue durant les grandes époques de la culture arabo-musulmane. Les frontières y sont reconnues et respectées. Aucun mystique n’a prétendu être poète, et aucun poète n’a eu l’ambition de quitter son propre territoire. Et c’est dans cet éveil que mon poème réside.
Jacques Ancet :
Le lieu dont tu parles, à propos de la poésie préislamique, est, dis-tu, le lieu des absents. Il est, en fait, un non lieu. Celui d’un vide que je verrais pour ma part moins comme manque que condition d’apparition de cette parole à l’état naissant qui est celle du poème. Une vulgate psychanalytique, surtout lacanienne, insiste trop, à mon goût, sur la notion de manque pour caractériser expérience mystique et poétique. Certes la mystique part d’une absence. Prenons le Cantique spirituel de Jean de la Croix. S’il commence bien par une absence (« Mais où t’es-tu caché / me laissant gémissante mon Ami ») cette absence se transforme très vite en chant de la présence. Le monde rejeté, effacé, revient dans sa plénitude la plus concrète : « Mon Ami les montagnes les vallons ombragés solitaires/ les îles incroyables / les bruissantes rivières / les sifflements si pleins d’amour de l’air »(16). Plénitude du monde transfiguré par la présence de l’Ami que j’appellerais ici « désir ». Dès lors le poème devient le chant de l’infinité du désir. Pour moi c’est là que réside la poésie : dans cette transfiguration d’un manque qui, bien sûr, nous est consubstantiel, en un trop plein de vie. Serais-tu d’accord ?
Mohammed Bennis :
Dans ce développement, tu traites de deux univers poétiques totalement différents : l’un relève de la poésie préislamique, qui est une poésie du sentir et du visible ; et l’autre revient à une expérience mystique, qui s’est inspirée de la poésie mystique arabo-musulmane, et particulièrement andalouse. Notre Ibn Arabi, mystique d’amour, a investi la poésie préislamique dans la vision mystique. Il fait passer l’innomé dans le nommé et l’invisible dans le visible. Son recueil L’Interprète des désirs(17) en témoigne. Il y a une parenté, d’une part, entre la Vita Nova de Dante et ce recueil, et d’autre part entre ce même recueil et la poésie de Jean de la Croix. Je n’irai pas plus loin, pour l’instant, dans l’explication de cette parenté.
Tout en distinguant les deux champs et les deux pratiques, je me limiterai à ce qui me paraît essentiel dans le poème. Je ne contredirais pas ce que tu avances sur le manque et l’infinité du désir dans le poème. Par contre, le terme de « vide », que tu emploies, a un sens autre dans la culture occidentale, qui remonte à la culture grecque, que le sens que je lui donne, à partir de sa critique dans la culture arabo-musulmane. Travaillant sur la langue, bouleversant ses codes, semant le trouble dans ses valeurs, je ne fais que suivre la quête d’une pensée moderne du poème, sans oublier que mon travail consiste à rendre aux mots leur état de pureté. Une méthode poétique qui vise à ouvrir des sentiers interdits par le théologique qui bloque toute subjectivité, s’en empare et la laisse en dehors du langage. Il n’est possible d’impliquer la subjectivité dans la langue que si l’on revendique l’infini comme avenir et comme devenir. J’entends par là que le vide n’est pas le contraire du plein, ni sa fin. Il est autre chose, il se suffit à lui-même et ne se laisse pas enfermer dans les lois de la logique, qui ne peut concevoir le vide qu’à partir du plein. Le poème trace son propre chemin sans regarder derrière. Ni cause, ni effet. Ce vide agit seul. Il fraie le chemin et s’y perd. Ainsi, le vide ne mène-t-il pas vers ce qui nous procure satisfaction ou tranquillité. Il est le nom d’un désert qui reste désert. Dans l’infini des départs vers les déserts infinis. Cette expérience de la perte, de l’errance, du délire ne peut pas être celle du mystique, qui est promis à la quiétude. Laquelle est, en outre, sauvegardée par une parole qui existe déjà et dont le sens est à la disposition de ceux qui se soumettent à la Loi divine.