Entretien avec Rienzi Crusz

Conduit par Yves Ughes pour la gazette Basilic
Traduction : Isabelle Métral

L'Homme Soleil

Rienzi Crusz est une étoile filante de la Beat génération, tombée d’un de ces trains improbables qui cheminent dans la fureur du siècle. Né en 1925 au Sri Lanka d’avant l’indépendance, héritier de riches métissages, il s’est installé au Canada depuis 1965. Parallèlement à ses fonctions de conservateur à la bibliothèque de l’Université de Waterloo (Ontario), il a publié douze ouvrages de poésie et reçu plusieurs prix.
Égrenés au fil d’une vie d’errance, expression à la fois sauvage et maîtrisée de bifurcations subies ou choisies, de passions comme d’amours domestiques, de récits de l’expérience quotidienne relevés par la magie de l’écriture, les poèmes de “ l’Homme-Soleil ” dans ses bottes de neige, du “ Poète-Éléphant ” donnent à entendre une musique fluide et syncopée de tonalités mêlées.
Dans la fusion des continents s’accomplit donc la création poétique, au cœur de variations saisonnières et sensorielles assumées.
Ses textes sont publiés pour la première fois en France, portés par une traduction d’Isabelle Métral à la fois rigoureuse et créatrice, cultivant et absorbant le souffle de l’auteur, l’allant de ses images et de ses rythmes.


Yves Ughes :
Peut-on dire que vous êtes un homme de métissages, un poète transcontinental ? Votre vie vous conduit du Sri Lanka à l’Université de Waterloo (Ontario), votre titre fait écho à un vers du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud : j’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies. Dans quelle mesure revendiquez-vous, cultivez-vous ces transferts d’influence ?

Rienzi Crusz :
James Cherry a dit : « Si le poète est témoin et non simple spectateur, comme je le crois, alors rien ne sépare la sphère personnelle du monde entier. Les poètes ne vivent pas, ils ne créent pas dans le vide. »
Vu les pays où j’ai voyagé ou résidé dans diverses parties du globe, les différents contextes dans lesquels je me suis trouvé – notamment les quarante-cinq années que j’ai passées au Canada en qualité d’immigré – on peut en effet me considérer comme une poète inter ou à tout le moins transcontinental. Plusieurs pays ont inspiré ou infléchi les thèmes, récits, paysages, idiomes culturels de mes poèmes :
Le Sri Lanka pour la nostalgie, l’exubérance dans la métaphore, les tentatives, par la poésie, de « regagner » le pays perdu. C’est là que ma poésie prend sa source, le Sri Lanka en est la chair et l’âme. Climat exotique, soleil généreux, faune et flore magnifiques où règne l’éléphant, berceau d’une grande civilisation bouddhiste… toute cette richesse a contribué à former ma sensibilité de poète, l’architecture de ma poésie, la langue et la figure de l’Homme-Soleil ; à quoi s’ajoute la diversité culturelle inscrite au cours des trois vagues de colonisation – la portugaise, la néerlandaise et la britannique – mélange dont j’ai hérité en tant que Cingalais burgher, métis d’ascendance cingalo-portugaise.
Les Portugais ont amené la religion catholique dans l’île, religion qui est mienne. Ma poésie, de par ma foi fervente, s’inscrit dans la tradition judéo-chrétienne, comme en témoignent les références à la Bible, à la divinité, et tout particulièrement le recueil intitulé ‘Gambolling with the Divine’ (Gambades avec le divin).
Les iles Caraïbes (la Trinité) : les poèmes inspirés par cette île, où j’ai essayé de capturer les rythmes, les battements du cœur des Caraïbes.
La Grande-Bretagne, berceau de la poésie lyrique anglaise : étudiant à l’université de Londres, je me suis, là encore, imprégné de la grande tradition – Shakespeare, Milton, les grands Romantiques – découverte dans la bibliothèque de mon père.
L’Amérique du Sud et la fréquentation des œuvres de Pablo Neruda, d’Octavio Paz, de Vallejo, de Montes de Oca, qui ont eu tant d’influence sur mon écriture.
Le Canada, pour les chants de l’exil, le thème de l’identité, du froid pays pris par les neiges, du « blanc silence civilisé » (comme, par exemple, dans le poème L’immigré).

La confrontation avec le statut de l’immigré, avec le mode de vie au Canada est l’exemple type des processus et effets du métissage, de l’acculturation. Lorsque l’on se trouve placé à la frontière de deux mondes, de deux paysages, le défi qui se pose immédiatement à vous, c’est d’accueillir, de concilier deux cultures, deux paysages. À cet égard, l’écriture poétique m’a profondément aidé à transmuer une grande part de la souffrance et de la solitude de l’immigré exilé. Grâce à la nature transcendantale de la poésie, l’écriture a été une généreuse thérapie, cet igloo de paradis,/ ou (…) l’île de l’éléphant, île à la face de soleil,/ où je suis toujours chez moi,/ même si je n’y suis pas.
La vision syncrétique, le fait d’écrire à contre-courant – l’idiome de l’Homme-Soleil défiant le souffle glacial de l’hiver, d’être confronté aux exigences conflictuelles de la survie, tout cela découlait de la passion habitant un poète qui trouvait des réponses à ses problèmes existentiels dans un autre monde, dans sa Foi, dans ce don qu’est l’écriture poétique.

Yves Ughes :
Les poètes américains de la Beat Generation ont commotionné la poésie, en ayant eux aussi Rimbaud en poche. Kerouac travaille dans la scansion du chorus, Ginsberg sait adopter la psalmodie des prières pour les morts… Avez-vous été marqué par cette approche poétique ? Vos textes semblent en effet générés – ou tout au moins impulsés – par des rythmes… qui évoluent sans cesse d’ailleurs.

Rienzi Crusz :
Lorsque j’ai fait mes premiers pas dans l’écriture au cours des années soixante-dix, la poésie des poètes Beat ne m’intéressa d’abord que par curiosité intellectuelle… Mais par la suite, leur écriture rebelle, leurs innovations hardies, leurs recours à des rythmes inhabituels ont inspiré et conforté mon refus de ce qui était le courant dominant postmoderne de la poésie Nord-Américaine – moins orale, très cérébrale, intensément textuelle. Dans ce contexte j’ai fait figure de rebelle solitaire, rebelle – à rebours ! – qui croyait encore aux vertus de la tradition lyrique classique, un dévot obsessionnel du pentamètre shakespearien, dont la voix se laissait bizarrement entraîner à la « cadence galloise ».
La nature rebelle de mon écriture poétique ne tient pas seulement à l’attachement très fort qui est le mien aux structures de la poésie lyrique – dont j’ai d’ailleurs infléchi les paramètres en jouant de la syncope, tant dans la langue que dans les rythmes, afin d’exprimer mes thèmes. Elle s’affirme également dans les formes diverses dans lesquelles se coule ce que j’appelle « l’idiome du soleil » – un style et une vision tout à la fois exotiques, sensuels, passionnés, qui osent « la métaphore qui chante », le vers extravagant. C’est en cela que j’écrivais totalement « à contre-courant » (voyez par exemple « Sombres contraires au paradis »), c’est-à-dire à l’opposé de l’écriture économe, mesurée – le poème-noéme de Paul Celan, le « sentiment (post-moderne) du chaos, de la fragmentation dans le verbe ».
Face à la grisaille de l’hiver, le paysage sous la neige, « le blanc silence civilisé », le poète Homme-Soleil offre la leçon du pays aux éternels étés ; à la saison des arbres dénudés, il propose la beauté éclatante du frangipanier, du bougainvillier, des palmes du cocotier qui se balancent pour saluer l’océan indien et puis la trompette des éléphants, de celui « qui voulait être poète », allongé les pattes en l’air, louchant vers le soleil, et prêchant cette « nouvelle façon de regarder le monde, à l’envers » ; pour le silence de mort des jours d’ hiver, les tambours de Candie, la danse baila, la gaieté tapageuse qui monte toujours des rues de Colombo.
J’ai consacré plusieurs poèmes à ma poétique, très imagés, et non dépourvus d’humour !

Yves Ughes :
Les éditions L’Amourier publient une traduction de vos textes assurée par Isabelle Métral. La traduction peut rendre compte de la force des images, mais peut-elle prendre en compte cette donnée rythmique ? Plus largement, comment peut-on traduire, si ce n’est en recréant ? Comment s’est accompli ce travail ?

Rienzi Crusz :
Comme je ne parle ni n’écris le français, je ne suis pas à même d’apprécier les mérites ou la fidélité du texte final. Cependant, eu égard aux allers et retours entre Isabelle Métral et moi-même dans la phase de traduction, à la collaboration que lui a prêtée notre ami Henry Crapo, lequel connaît bien la langue et la littérature anglaises, notamment la poésie, le résultat ne pouvait être que très positif.
Sans compter la précision méticuleuse d’Isabelle en ce qui concerne l’anglais et le français, sa connaissance étendue des textes et des idiomes de la poésie anglaise. Je me souviens des nombreux messages portant sur les sens et les nuances de plusieurs mots et expressions dans mes poèmes. Cela témoigne à coup sûr d’une grande rigueur dans son travail de traductrice.
Non, je ne pense pas que la poésie peut « être traduite sans être recréée ». À cet égard, la traduction était dans de bonnes mains. Les remarques très positives que vous faites sur la traduction d’Isabelle, auxquelles s’ajoutent les compliments d’autres amoureux de la poésie française me font penser qu’elle est capable de faire un très bon travail.
L’exploration et la recherche éclairées du lexique ou des nuances dans certains vers étaient sans doute nécessaires pour parvenir à une version française équivalente à la version originale, mais elles lui ont donné aussi toute la sûreté qu’il faut pour recréer là où la recréation s’imposait afin de rendre le texte original dans tout ce qu’il a de singulier.
Quant aux dimensions sonores et rythmiques de la traduction, notamment, je crois qu’elles lui ont plusieurs fois valu des compliments. Langue romane, le français, à l’inverse de l’allemand et de ses sons gutturaux, offre une souplesse rythmique qui peut facilement reproduire les rythmes du texte anglais. Mais Isabelle pourrait en dire plus que moi sur la façon dont elle a mené son travail de traduction.

Yves Ughes :
Alors que vous avez publié de nombreux recueils, et reçu nombre de prix, vous êtes publié pour la première fois en France, que signifie pour vous cette entrée dans le paysage poétique français ? À quelles attentes répond-elle ?

Rienzi Crusz :
Le jour où j’ai tenu dans mes mains l’édition française de mon livre Love Where the Nights Are Green a été un jour de grande joie; la publication de sa traduction par L’Amourier est un événement des plus satisfaisant dans ma carrière de poète. Non seulement cela signifiait que mon œuvre est désormais accessible aux Européens, mais elle venait justifier l’engagement pris dans mon travail de poète.
Très tôt dans cette carrière, j’ai soumis quelques textes à la revue canadienne Fiddlehead. La réponse du directeur fut négative : « ces poèmes contiennent des images fortes et qui expriment les forces vitales, mais elles sont à notre goût trop fortes. » On a là une idée des raisons qui ont fait qu’en certains lieux du champ culturel au Canada ma poésie s’est trouvée marginalisée. L’art poétique de l’homme-Soleil contrevenait à l’esthétique reconnue par l’institution canadienne, l’écriture économe, retenue, déconstruite. L’ironie, c’est que la réaction en France pourrait bien être la réaction inverse. Dans la préface que vous avez écrit pour le livre, vous faites valoir des arguments solides en faveur d’une appréciation positive de mon œuvre ; vous n’hésitez pas à me placer parmi les poètes de la Beat generation, et poussez la bonté jusqu’à m’appeler « une étoile filante de la Beat generation ». Et avant vous, le célèbre poète canadien Irving Layton m’a également encouragé dans le fil de ses commentaires de Conversations with God about my present whereabouts (Où je m’entretiens avec Dieu de ma condition présente). Peu de poètes canadiens, écrit-il, peuvent égaler le feu et l’intensité de votre écriture. Et, bien sûr, je suis sensible à la franche sensualité qui s’y déploie.
Quel réconfort de voir apprécier la dynamique de cette vision autre, de cet autre monde qu’est mon écriture. Vous m’avez de fait redonné confiance dans la poétique exotique de mon univers d’éléphants, de palmiers, de bougainvillier, de frangipanier, un monde à part, le pays vert exotique du Sri Lanka. Oui, le poète Homme-Soleil chantait avec vigueur, sans compromis, et cela, à ses yeux, justifie bien qu’on le mette dans la compagnie révolutionnaire des poètes Beat. À cet égard, on se rappellera la formule de Robert Bly : « tout poème est un modèle minuscule du monde dans lequel il naquit. »
Ce que j’attends de mon entrée sur la scène française de la poésie ?
Mon souhait serait que d’autres recueils soient  accessibles en traduction aux lecteurs français, aux amateurs de poésie, aux universitaires. L’excellent travail réalisé sur ce premier volume par Isabelle Métral est un bon début, vraiment. Si l’ensemble de mon œuvre était disponible en français, je pourrais plus facilement revendiquer une place au soleil et y rester.
Je suis redevable à Isabelle Métral, à Yves Ughes et à l’équipe de l’Amourier de m’avoir ouvert cette porte et de m’avoir permis d’entrer sur la scène littéraire française. Je dois également remercier Henry Crapo qui m’a mis en contact avec Isabelle Métral, et qui m’a accompagné depuis mes tout premiers pas en poésie.

Yves Ughes :
Georges Bataille affirmait : Toute vie profonde est lourde d’impossible. Cette affirmation pourrait bien s’appliquer à votre recueil, tant il est vrai qu’il révèle des dimensions insolites, des courants opposés et une nostalgie du paradis perdu. « Puisqu’Adam avait tout gâché. »
La poésie serait-elle un pas accompli vers l’impossible, dans l’impossible ? Dans l’impossible reconquête des origines ?

Rienzi Crusz :
Lorsque, par une froide matinée de février, je suis arrivé au Canada avec trois enfants à ma suite, j’ai été brièvement en proie aux démons de l’angoisse, à une vision cauchemardesque, la hantise que ce rêve de l’immigré que j’avais poursuivi était simplement impossible. Comment l’impossible pouvait-il devenir possible, ou, à l’inverse, le possible, impossible ? Cette phrase de Bataille que « toute vie profonde est lourde d’impossible » suscite tout d’abord des réactions contraires, par une confiance instinctive : l’esprit humain indomptable défie toujours l’inconnu, l’impossible, il tentera toujours de vaincre l’Everest simplement parce qu’il est là. La remarque de Salman Rushdie s’applique bien au poète : « les artistes et les savants ont toujours méprisé les limites que représentent les frontières, » ou encore,  « au plus profond de nous, nous sommes des saute-frontières. »
Immigré fraîchement arrivé au Canada, il m’a fallu relever le défi, trouver moyen de concilier ces deux mondes, tout en élevant trois jeunes enfants dans un environnement froid et inconnu : ce n’était pas rien. Comment surmonter la souffrance et les déchirements de l’exil qu’avivaient les souvenirs du « vert pays à jamais vert » ? Outre ma foi intense dans la Divine Providence, et la nécessité absolue de survivre pour mes chers enfants, la poésie fut à la fois refuge et thérapie, travail de sublimation.
Et puis, toutes ces périodes sombres dans l’histoire du Sri Lanka, ces « Sombres contraires au paradis » ! Avec Sardiel, le hors-la-loi, « seigneur de la montagne »,  héros de mes « Sardiel poems », j’ai élevé la voix contre l’envahisseur britannique ;  dans d’autres poèmes j’ai dit  les stigmates de l’exploitation coloniale, l’odeur de son administration, soulignant l’ironie dans le fait que je reprends la langue du colonisateur pour « chanter la souffrance de mon pays » : Oui – « Nous sommes aujourd’hui tous poètes pour avoir subi les chaînes/ et appris la langue. » Et , comme le disait John Newlove, célèbre poète canadien que j’aime beaucoup « Que reste-t-il aux opprimés, sinon le chant ».
Et c’est ainsi qu’un récit poétique m’a permis d’affronter les problèmes de la vie – pas par l’intellect, mais par la création poétique  d’une architecture imaginaire grâce à laquelle l’immigré pouvait vivre heureux dans un monde syncrétique.
Ajoutez à cela un don inné pour dissiper les larmes par le rire, l’obscurité par le plein soleil, le don aussi d’espérer toujours, envers et contre tout. Cette formule de Derek Walcott le dit très bien : « pour les poètes, la vie est un éternel matin, et l’histoire une nuit d’insomnie tombée dans l’oubli. »
Un dernier mot emprunté à mon poème : Et Adam connut Dieu :
« Je ne suivrai plus/ l’une et l’autre trace du soleil/ sur la carte cruelle d’Est et d’Ouest/ (…) Ici, sur un sol sans frontière / nous façonnerons nos propres mythologies. »

Yves Ughes :
Vos textes sont fortement marqués par des métaphores obsédantes : le corps, parfois triomphant, mais aussi défait par le temps… la sensualité quotidienne, souvent formulée sous la menace : des glaçons pendent, toiles d’araignées/au palais de ma bouche froide. Le texte poétique est-il pour vous une lutte contre la désagrégation du bonheur ?

Rienzi Crusz :
Comme le dit John Newlove, la poésie sert de rempart, de refuge, offrant des échappées métaphoriques, métaphysiques aux moments, aux journées où la vie nous brise. Richard Hugo partage cette appréciation de ce que la poésie nous apporte : « Écrire, dit-il, c’est une façon de dire que vous n’avez pas à désespérer de vous et du monde. »
La poésie offre au poète un autre monde, le produit de son imagination, des images, de la musique de la langue, et souvent cela suffit à apaiser, à transcender les moments sombres de l’existence dans ce monde dément.
Comme je l’expliquai plus haut, la poésie comme refuge, comme thérapie, m’a aidé à plusieurs moments de ma vie, dans plusieurs circonstances. Pour surmonter la douleurs et les déchirements de l’exil, deux de mes recueils, « Elephant and Ice » (L’éléphant et la glace), « Singing against the Wind » (Chanter contre le vent) m’ont apporté des réponses, m’ont donné foi en la promesse, ou en la possibilité, d’une synthèse entre les deux mondes. À la tristesse du naufrage de mon premier mariage, le fait de chanter la blessure dans « Flesh and Thorn » (la chair et l’épine) a tué mes démons, a rendu possible un recommencement.
Pour ce qui est de la récurrence de métaphores fortes et obsédantes pour dire le corps, je dirai que la passion et la sensibilité  dans mon écriture proviennent à l’évidence non seulement de ma personnalité mais de toutes ces années vécues dans un paysage tropical exubérant. Dans ce que j’appelle « l’idiome du soleil », dans les conversations à haute et forte voix de ce peuple heureux, toujours souriant, il y a comme une protection congénitale contre la désintégration du bonheur.
A tout moment, à toute saison, sur tous les chemins de ce voyage qu’est la vie, la poésie offre au poète une formule magique pour chanter l’amour, le rêve brisé, l’euphorie estivale, la bise hivernale, ou les élégies pour chanter ceux qui nous ont quittés trop tôt, le traumatisme de l’exil. L’ombre du malheur s’est rarement imposée dans le monde de l’Homme-Soleil et son idiome du soleil.

Yves Ughes :
Votre démarche poétique s’inscrit dans un univers très concret, prosaïque. On y croise un mobilier espagnol, un traiteur, un sandwich… y sont mêmes évoquées quelques traces de cholestérol. Autant de données qui ne sont pas réputées « poétiques », même si Baudelaire, Rimbaud et Ginsberg sont passés par là, les résistances sont tenaces, et l’on n’aime toujours pas que la poésie soit ainsi désacralisée. D’où vient cette volonté d’explorer cette veine de tous les jours ?

Rienzi Crusz :
Je crois que l’emploi fréquent que je fais d’images concrètes, ordinaires, mon refus de l’idée conventionnelle de ce qui est « poétique » me placent en bonne compagnie. Les raisons à cela tiennent à mon histoire, comme je l’ai expliqué plus haut : une vie professionnelle et familiale brisée, le fait de me retrouver dans la case « immigré », les épreuves de l’exil, seul, avec trois jeunes enfants… tout cela fait que les éléments prosaïques deviennent le cœur de l’existence quotidienne, l’étoffe de la vie, l’étoffe de la poésie.
Comme l’a dit Nathalie Goldberg, « l’écrivain doit dire ‘oui’ à la vie : aux verres à eau, au panaché, au ketchup sur le comptoir. »
Il s’agit, comme le disait Yves Bonnefoy, de « tenter de faire musique  des éléments de la vie. »
Je peux aussi me recommander des odes magnifiques de Pablo Neruda à des choses très ordinaires : ses « chaussettes », son « costume », « un artichaut »par exemple; et donc mon Élégie pour une orange, ou mon Ode à une mouche, et toutes les autres références au mobilier espagnol, aux bouchers bedonnants, aux sandwiches et ainsi de suite ont toute leur place au pays de la « poésie de la vie. » Trait que l’on retrouve même dans les élégies de Coming Through the Shadows, mon dernier recueil à la tonalité plus méditative. D’autres poètes de l’Amérique du Sud, Paz, Vallejo, m’ont initié à ce qu’est « la vie élémentaire » du Nouveau Monde, comme Neruda se fixant la mission de « lancer son pain sur les eaux », le besoin d’une poésie accessible à tous.
Pas de contradiction, là, donc, non plus d’ailleurs qu’entre le profane et le spirituel, le sexuel et le sacré dans les poèmes de « Gambolling with the Divine » (Gambades avec le divin).
Chanter, faire musique, oui.
Dès le début de ma carrière de poète, j’ai refusé de me couler dans l’idiome prévalant dans la poésie nord-américaine canadienne. Ayant vécu quarante ans au Sri Lanka, et toute ma jeunesse à l’époque de la colonisation, j’ai été nourri, comme je l’ai expliqué plus haut, de littérature britannique et me suis épris de toute la tradition de la poésie lyrique. Le pentamètre de Shakespeare chantait à mes oreilles ; Gerald Manley Hopkins, Dylan Thomas me convainquirent de la beauté absolue des sonorités et de la mélodie dans la poésie.
J’ai toujours eu la passion du langage ; j’ai essayé de mon mieux, parfois récompensé par des réussites, tantôt en bute à l’échec, de suivre le conseil que donne Bernard Malamud à l’écrivain, de « faire que sa plume change la pierre en éclat de soleil, le langage en flamme. »

Yves Ughes :
Parallèlement, ces objets éclatent, et ces éléments usuels font l’objet de véritables émerveillements, comme dans cette Elégie pour une orange : Membre après membre, je te goûte/ne te voulant que/dans l’orgasme de la langue/à ta mort, que le soleil a mûrie. Antonin Artaud écrivait qu’ « un homme ne se possède que par éclaircie ». Attribuez-vous à la poésie cette mission d’éclaircie ? L’écriture serait donc la culture de L’homme-soleil ?

Rienzi Crusz
:
Il est rare qu’un poème soit écrit en dehors de tout contexte ; il y a toujours une corrélation entre le récit, le style, le ton du poème et le cours de la vie du poète. La figure de l’Homme-soleil se manifeste donc dans le processus de l’écriture et l’élaboration finale de chacun de ses poèmes. Chez une personnalité portée vers le mouvement dramatique, la passion, l’intensité, et le décor exotique, les poèmes prennent les couleurs de l’existence, se font récits de survie, réverbèrent la face du soleil en plein midi.
D’où une vie de souffrance, de combat, de déchirement, une vie vécue selon la formule de Pablo Neruda : « Pénétrons dans la cendre,/ suivons la fumée,/ vivons près du feu. » Ainsi s’exprime clairement la fonction thérapeutique de la poésie.

Les poèmes de l’Homme-Soleil, la nature de son écriture poétique, la création d’un langage, les élans métaphoriques, les rythmes bien marqués, les accents élégiaques : tout cela compose cette musique dont parlait Yves Bonnefoy. La musique de l’homme-soleil évoque davantage les battements forts et les éclats métalliques de Heavy Metal que la musique romantique !
Quant à la violence, la passion intense, la sensualité effrénée qui s’exprime dans le poème Élégie pour une orange, elle illustre bien la visée poétique de l’Homme Soleil : un emploi franc, direct, passionné des mots, non pas les ombres évanescentes du crépuscule, mais le soleil de midi ; qui ne se murmure pas, mais qui brille dans les conversations à voix forte des gens de ce pays. Ce n’est pas la voix de la colère rentrée, mais l’expression dramatique des sentiments ; c’est la voix qui chante la blessure sans se soucier de la guérison.

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