Entretien avec Saïd Sayagh
Conduit par Alain Freixe pour la gazette Basilic
La parole est ce vent qui a été de l’eau
et redevient eau après avoir jeté son masque.
Rûmi, Odes mystiques
Agrégé d’arabe, Saïd Sayagh, enseignant en poste à Montpellier, poète, calligraphe, romancier – Et à l’eau tu retourneras publié l’an passé aux éditions L’Amourier est son deuxième roman. Il avait publié L’autre juive en 2009 aux éditions Ibis presse. Il a aussi traduit de l’arabe : Mahmoud Darwish, Salah Al Hamdani…
Si l’écrit permet une distance salvatrice, Saïd Sayagh est pris entre le français, le Berbère, l’arabe classique et l’Hébreu. C’est dire son attention aux mots, ceux « pernicieux qui pénètrent les âmes par la peau » comme ceux qui « (ouvrent) le ciel dans la tête ». C’est dire si phraser juste lui importe.
Et à l’eau tu retourneras est le roman d’un adieu. Mais on ne quitte pas ce que l’on aime, un pays et les gens qui l’habitent – les proches et tous les autres – sans y faire retour – « ce qui vient de l’eau revient à l’eau » dit la mère du narrateur associée à « la maison et à l’amour » – sans leur rendre justice, vie et dignité, au risque de les perdre dans le papier. Ce danger, Saïd Sayagh sait l’éviter tant son écriture semble toujours chercher la justesse de ce qui chemine dans la chair, ce magma de sensations, perceptions, souvenirs et pensées. Comme si quelque chose devant appelait et qu’écrire – « comme si je marchais sur l’eau du lac » – travaillait à déchiffrer cet appel dont aucun son ne nous parvient, torrent au loin pris dans la pente dont on voit les eaux, ce filet muet contre les roches.
Écriture rends-nous le monde avant que
l’oubli n’enfouisse nos songes.
Jean Ristat, Tombeau de Monsieur Aragon
Alain Freixe :
Et à l’eau tu retourneras est le roman d’un nom. Un nom faux, un nom imposé par les autorités, ceux de la loi écrite, ceux « des conquérants venus de l’est » mais qui suffit à faire lever l’autre, celui de Mahmma qui va dominer le roman. Me permettrez-vous d’utiliser – tarte un peu à la crème aujourd’hui – la question rendue célèbre par Alain Badiou : de quoi Mahmma est-elle le nom ?
Saïd Sayagh :
Elle est le nom de toutes les femmes piétinées quotidiennement dans leur chair et dans leur esprit par une pensée inhumaine qui leur lie les pieds et les poings. Elle est le nom des mères par qui la vie vient et se perpétue. Elle est le nom de celles à qui la culture des conquérants impose des noms conformes à la loi des vainqueurs. Aujourd’hui encore les services d’état civil des pays d’Afrique du Nord, dont l’Egypte, refusent les prénoms berbères qui n’ont pas une consonance arabe et un lien avec l’Islam. Mahmma est le nom qui refuse le déni.
Alain Freixe :
Par le personnage de Mahmma passe toute l’entreprise de déculturation des peuples de l’Atlas. Vous utilisez des mots très durs pour qualifier les « nouveaux maîtres à penser », vous voyez en eux « les prédicateurs de la malveillance absolue »…
Saïd Sayagh :
Oui, c’est une véritable entreprise de destruction violente. Toutes les institutions participent du même plan, depuis la Constitution qui décrète que le pays est arabe et musulman jusqu’au système éducatif, traditionnel dans les écoles coraniques ou moderne laissé par le Protectorat, et n’ont eu de cesse de saper les racines culturelles berbères. Mais les stucs, floralies, bois polychromes, et autres arabesques ne sont que des trompe-l’œil pour les touristes avides de dépaysement.
Alain Freixe :
Cette figure de femme, c’est l’écriture qui va l’incarner. Si au détour d’une page nous apprenons que son vrai nom est « Titrit, l’étoile », Mahmma est avant tout pour le narrateur « fille des sources de l’eau », nouvelle ève – ce beau mot d’ancien français venu de l’aqua latine – la vie même…L’écriture sera son eau. C’est là le lieu de son retour. Certes, les tombeaux littéraires étaient écrits en vers, mais n’est-ce pas une forme de tombeau que vous avez voulu écrire, une oraison où se trouverait « sauvée » Mahmma et avec les femmes de l’Atlas, un pays, sa langue et sa vision du monde ?
Saïd Sayagh :
Oui Mahmma est Eve, Hava biblique de la même racine que Hayim, la vie au pluriel, elle est Ymmat n Ddunit, la mère du monde. Ce qu’on appelle aujourd’hui la main de Fatma était la main de Vénus dessinée sur les maisons des parturientes pour les protéger, elles et le nouveau-né. Les anciens pensaient que l’inscription sur la pierre assure la pérennité, alors que c’est l’eau matricielle qui est le siège de l’éternité. Le roman ne se veut pas descente dans des abysses chtoniens, mais plongée résurrectionnelle. Le liquide de l’écrit est une encre salvatrice pour le narrateur.
Alain Freixe :
Sa fierté de femme libre, d’une de celles qui savaient ce qu’ « aller à la rivière » voulait dire, ses nons, ses refus fondent un oui, un oui à la vie, à ce qui vient, changeant comme « l’eau est plurielle ». Dans ce tombeau, l’eau est tombe, la nature autour de Khénifra est tombe, presque tombeau-rempart contre la calomnie et la haine envers Mahmma, les femmes, les gens de la montagne en général, il se produit un très fort retour réflexif qui amène le narrateur à s’identifier à Mahmma jusqu’à regretter que celle-ci soit « ce qu’(il n’arrivait) pas à être ». L’écriture libère-t-elle des lourdeurs qui nous anesthésient ? Est-elle voie vers plus de légèreté ?
Saïd Sayagh :
La relation du narrateur à Mahmma est paradoxale. L’envergure de l’héroïne est dans sa légèreté, quant à l’insignifiance du narrateur, elle est dans ses pesanteurs. Pataud à en être paralysé, l’eau de Mahmma le rend à la mobilité, le meut, l’incite à témoigner. Shéhérazade instruite dans la langue de son maître, a conté pour sauver sa tête. Le narrateur, sans nom, s’accomplit en donnant vie à la parole de Mahmma, dont il est le dépositaire.
Alain Freixe :
Figure de l’eau, Mahmma est aussi figure de la terre – nature et culture – d’une terre maternelle dont le narrateur nous dit que bien qu’il n’y soit pas né, il la reconnaît comme sienne. De quel type d’attachement s’agit-il pour celui qui dit qu’il n’a jamais rien su faire d’autre que « partir, fuir » ? Sauf peut-être à dire que « fuir, c’est créer » comme le disait Gilles Deleuze, ouvrir des lignes de fuite à partir de forces radicales qui ne soient pas de simples appartenances, à des niches où règnent les laisses ! Voilà que Mahmma fait encore exemple alors qu’il s’agit de s’inventer des racines, de les produire contre certaines formes d’appartenance…
Saïd Sayagh :
Ecrire n’est pas s’extraire, écrire c’est abstraire, projeter en signes ce qui se vit au dehors et en dedans. Si le but de l’Homme est d’aller vers soi, Il faut commencer par sortir ses pieds de ses sandales, selon la recommandation reçue par Abraham. Le propre de l’Homme est d’errer des siècles, des millénaires probablement pour trouver son humanité. Et celle-là ne peut pas être exclusive. Elle ne peut être qu’universelle.
Alain Freixe :
Et si nous revenions au tout début de votre roman. Avant Mahmma, avant l’eau, à cette errance du narrateur dans les informations et ses supports de la modernité qui lui apportent des nouvelles sur « les printemps arabes » qui le « laissent dubitatif ». Aujourd’hui, quelques trois ans après, vous en diriez quoi du rôle des nouvelles technologies comme de ce vers quoi semble se diriger les pays arabes travaillés de l’intérieur par des ingérences étrangères et les divisions confessionnelles, second souffle ou retour en arrière, vers le mieux ou vers le pire ?
Saïd Sayagh :
Ils sont de plus en plus nombreux les Hssi à vouloir gagner des vierges et des échansons. La question est plus que politique ou géostratégique, elle est culturelle. La violence religieuse est l’enfant légitime de la pensée d’une voie unique pour la salvation. Tant que des hommes se conçoivent comme des épées de Dieu sorties de leur fourreau, il y aura des guerres. A cela s’ajoutent les faits de l’Histoire. Toutes les communautés dites minoritaires des pays « arabes » sont les communautés natives, premières de ces pays. Elles étaient là avant les conquêtes musulmanes. Il faut s’attendre à des bouleversements importants des structures actuelles, et espérer que cela se fasse dans la paix.
Alain Freixe :
Elargissons l’horizon de notre entretien si vous le voulez bien au moyen de trois questions. La première concerne ce que vous avez mis en ligne sur votre page facebook du 5 août dernier. Vous écrivez : « Partout l’arabe accompagne l’hébreu » à propos de votre montée vers Jérusalem et vous vous demandiez si vous aviez le droit de rêver ? Au regard des événements récents qui secouent cette partie du monde, vous auriez envie de dire quoi ?
Saïd Sayagh :
Je veux garder l’espoir. Rien ne peut rassasier Baal dans son désir de sang. Les peuples israélien et palestinien en ont assez de ne voir que la mort pour horizon.
Alain Freixe :
La deuxième concerne le fait que vous écriviez des romans et des poèmes. Quelles différences mettriez-vous en avant dans votre pratique ? Disons autrement les choses : qu’est-ce qui vous fait partir ? Comment ça démarre ? Et chemin écrivant – « el camino se hace al andar » disait Antonio Machado – prose en récit ou prose en action selon la distinction qu’opérait Boris Pasternak, qu’est-ce qui fait, à vos yeux, la singularité de ces écritures de prose ou de poésie ?
Saïd Sayagh :
Les théoriciens du genre en littérature savent le caractère conventionnel pour caractériser un texte. Il ne s’agit pas de rentrer dans ce débat.
La poésie est, pour moi, première. Elle fonde l’écriture. Le désir du mot qui comble toutes les attentes, de la jouissance épidermique à la fusion entre ce mot et la chose que je me représente est une obsession. Le roman est une structure, un canevas mouvant où la poésie peut se dire totalement et pleinement.
Alain Freixe :
La troisième porte sur le fait que vous êtes aussi calligraphe…Encore une pratique autre de l’écriture… Un nom paru aux « Cahiers du Museur » met en regard poème et calligraphie. Comment définiriez-vous l’enjeu d’une telle confrontation ?
Saïd Sayagh :
Je crois que cela relève du même besoin et du même désir de projeter hors de soi une sensation, une émotion, un sentiment, une ébullition quelconque qui met en branle le processus imaginatif. Parfois, comme les enfants, j’ai envie de secouer les mots, de les gouter, de les toucher.