Entretien à propos des “Pétroleuses"
Conduit par Alain Freixe avec Bernadette Griot
Faucilles, dans le blé mûr…
La participation des femmes, pendant la Commune de Paris, est un fait massif, largement reconnu. Mais des “Pétroleuses”, des incendiaires, y en a-t-il eu vraiment ? Les Versaillais et leurs valets se sont toujours plu à le dire. Peu ou pas de preuves pourtant. En la matière, je préfère laisser résonner les vers d’Arthur Rimbaud, de son Chant de guerre parisien, qui ne laissent aucun doute sur les démons du pétrole:
Thiers et Picard sont des Éros,
Des enleveurs d’héliotropes ;
Au pétrole ils font des Corots ;
Voici hannetonner leurs tropes.
Revendiquer le terme de “pétroleuses”, en faire un titre, manière de subvertir l’insulte, manière de retourner le sens des mots contre ceux qui les inventèrent pour discréditer “ce fait certain, écrit Édith Thomas, la participation importante, massive, extraordinaire des femmes de la Commune”. Ce qu’incendièrent en ces temps-là les milliers et milliers de Parisiennes, c’est une certaine représentation de la femme, simple compagne, souvent soumise, trop fréquemment victime. Ce qu’elles ouvrirent, c’est une brèche dans “l’infini servage de la femme” que dénonçait Arthur Rimbaud dans sa Saison en enfer.
Alain Freixe:
J’aime, le voit-on suffisamment, ce titre ! Il engage tellement de choses… mais il est temps de nous raconter l’arrière-histoire de l’édition de ce livre, son histoire, et de nous présenter son autrice, Édith Thomas…
Bernadette Griot:
Nous cherchions dans la collection Bio – “rouge” comme tu aimes à la nommer – comment donner aux femmes une place, après Blanqui, Fanon, Noël et Bookchin. Louise Michel, bien sûr, nous aurait intéressés si elle n’avait déjà fait l’objet de plusieurs biographies. Sachant l’érudition de Bernard Noël sur la Commune, je lui confiai ma quête et sans hésiter il m’orienta vers ce livre des “Pétroleuses” dont la lecture l’avait, à sa sortie, beaucoup marqué. Publié en 1963 chez Gallimard, écrit par Édith Thomas, écrivaine, historienne et journaliste, décédée en 1970, ce livre a été honoré en 1964 par le prix Femina Vacaresco. Sa réédition proposée à Gallimard se légitimait, pour moi, dans l’ordre des choses. Permettre à ce livre une seconde vie était aussi ressortir un trésor – la pensée de la Commune – de l’oubli où l’avait englouti l’Histoire officielle.
C’était déjà la raison qui avait conduit Édith Thomas à réaliser ce travail de recherche sur le rôle joué par les femmes pendant la Commune, d’une part, parce que l’histoire de cette moitié de l’humanité ne se déroule le plus souvent qu’en marge de la grande Histoire, mais aussi parce que leur participation active a probablement donné à la Commune ce génie particulier.
Édith Thomas, à la suite des “Pétroleuses”, a écrit une biographie de Rossel et une de Louise Michel, deux livres confirmant son attachement à la Commune, publiés chez Gallimard.
Alain Freixe:
Après Blanqui l’enfermé de Gustave Geffroy, après Sous la dictée de Fanon de Marie-Jeanne Manuellan, après Écologie ou catastrophe, la vie de Murray Bookchin de Janet Biehl, après ces récits de vie, la collection Bio à couverture rouge, ornée de la reproduction d’un dessin d’Ernest Pignon-Ernest, s’enrichit avec Les “Pétroleuses” d’autres vies, celles des femmes dont la volonté fut de participer pleinement, à tous les niveaux et jusqu’à la mort pour nombre d’entre elles, à cette grande et saisissante prise de parole que fut cet événement qui vit “les prolétaires de la capitale prendre en mains la direction des affaires publiques”, selon la déclaration du Comité central de la Garde nationale partout distribuée le 19 mars 1871; il faudrait, je crois, insister sur l’originalité du regard que pose Édith Thomas sur cet événement…
Bernadette Griot:
L’exigence intellectuelle et la générosité mêlées d’Édith Thomas, sans doute aussi l’expérience de son engagement pendant la Résistance, donnent à ce livre un ton très humain, très vivant. C’est un essai, historique autant qu’anthropologique, enrichi du talent de la romancière. Lecteurs, nous sommes embarqués dans le combat de ces femmes, chacune unique, que l’on découvre par leur nom, leur profession, leurs désirs, leurs colères et leur situation familiale. Louise Michel est fort bien entourée. D’emblée, afin de répondre aux détracteurs (passés, présents et futurs) de la Commune, Édith Thomas donne pour fondation à son livre – et à la Commune – un implacable état des lieux du Second Empire où la femme était doublement, voire triplement, exploitée. Exploitée, mais déjà résistante au risque de sa vie, et inventive durant le Siège pour combattre la misère, et dans le même élan, toute domination conjugale, politique et religieuse. Par réaction viscérale au clergé depuis longtemps compromis avec le pouvoir, l’on ne se mariait plus, le peuple pratiquait déjà l’union libre (libre et généralement fidèle). Depuis la création d’écoles, de sociétés alimentaires, d’organismes d’entraide (L’Union des femmes), en passant par les clubs où s’exerce une parole publique enfin libre, nous prenons part au fil des pages à la marche vers leur émancipation, soutenue par les saint-simoniens mais contre Proudhon, préparant, sans le savoir, cette grande journée que fut le 18 mars.
Alain Freixe :
Si l’on considère que tout va se nouer le 18 mars 1871, peut-être pourrais-tu nous rappeler le déroulé de cette journée particulière et le rôle singulièrement important qu’y jouèrent les femmes?
Bernadette Griot :
En fait, le 18 mars ne fut pas une insurrection concertée, mais un élan spontané de résistance qui réussit à mettre en échec, sans combat, l’armée du Gouvernement.
Dès la nuit, les troupes versaillaises se déployèrent sur les sites où étaient gardés les canons, propriétés du peuple, acquis par souscription populaire en vue de se défendre contre les Prussiens. Thiers voulait récupérer ces canons, mais surtout, quadriller militairement la ville, “pour en finir avec Paris !”.
À l’heure où les quartiers se réveillent, ce sont les femmes les premières à réagir et à s’attrouper dans les rues autour des soldats de l’armée officielle, suivies de près par des bataillons de la Garde nationale. Quand un général donne l’ordre de tirer sur la foule à Montmartre, ce sont elles qui s’interposent, s’adressant directement aux soldats : “Est-ce que vous tirerez sur nous ? sur vos frères ? sur nos maris ? sur nos enfants ?” Devant cette intervention inattendue, les soldats, mettant crosse en l’air, fraternisent. Partout, sur les places, le même scénario se reproduit. Aux cris des femmes appelant à ne pas tirer, les soldats ahuris, souvent reculent. On connaît la suite… L’ordre du repli par le général Vinoy est donné à ses troupes et Thiers s’enfuit à Versailles, ordonnant à l’armée et à son gouvernement de le rejoindre. Paris est alors en fête, les premières barricades s’élèvent, l’Hôtel de Ville s’éclaire et s’anime, le drapeau rouge flotte sur la façade. Les femmes, dans la cour joyeusement l’acclament avant de lancer quelques jours plus tard un appel retentissant dans tous les journaux: “Allons dire à Versailles que Paris a fait la Commune parce que nous voulons rester libres.”
Alain Freixe:
Dans sa belle et dense préface, ici sorte de bienvenue au lecteur, Bernard Noël fait remarquer que l’historien peut, en interrogeant “l’imbrication des événements”, “donner du présent au passé” comme si “hier n’était pas encore venu” selon les mots du poète Ossip Mandelstam, comme si quelque chose était resté en suspens, quelque chose comme une inspiration… pour aujourd’hui… demain?
Bernadette Griot:
Effectivement, on remarque depuis peu, que régulièrement paraissent ou reparaissent des livres, des articles, que s’ouvrent des blogs sur la Commune. Il est intéressant d’en interroger les raisons. La Commune ne nous aurait-elle pas encore transmis tout ce que sa raison recèle? Ou est-ce nous qui ne lisons pas l’histoire de manière à porter toute sa lumière à la violence de nos jours? Réfléchir, par exemple, au sens de son inachèvement, participe à donner à la Commune un avenir.
Oui, la Commune inspire encore… n’est-ce pas la proposition de Bernard Noël, dans son Dictionnaire de la Commune (article “Idéologie”), lorsqu’il écrit:
“On peut énoncer des courants qui la composent : le jacobinisme, hérité de 1793, le blanquisme, le proudhonisme, un peu d’anarchisme et de marxisme ; on peut aussi définir le communalisme. Mais la Commune engendre un sens qu’elle ne contient pas tout entier – un sens qui la dépasse, mais qui n’existerait pas sans elle. Tout vient peut-être de ce que la Commune est plus durable qu’elle n’a duré, de sorte que sa lumière voyage encore.”
Envie de revenir alors, pour clore, à ce rôle spécifique des femmes pendant la Commune… si elles y ont pris place avec plus d’évidence que dans les révolutions antérieures, n’est-ce pas que s’est expérimentée là, au moins les premières semaines, comme l’écrit Louise Michel, “une aube splendide de délivrance”…?