Entretien entre la revue Solidaritat et Bernard Noël
À propos du Dictionnaire de la Commune
Entretien conduit par Joël Delon et Frédéric Miler pour la revue Solidaritat au printemps 2014:
Nous avons proposé à Bernard Noël quelques questions au sujet de son livre Dictionnaire de la Commune (ouvrage qui est une référence importante dans l’histoire du mouvement du 18 mars 1871). Si les citations sont nombreuses, c’est aussi en hommage à l’énorme travail de lecture et d’écriture qu’a réalisé Bernard Noël pour ce livre.
À partir d’elles, nous avons essayé –peut-être maladroitement?– de permettre à Bernard Noël la poursuite d’une réflexion sur la Commune dont le dernier état, à ce jour, est la belle préface à la troisième édition du Dictionnaire. Qu’il soit ici vivement remercié de son amicale participation.
J.D. — F.M. – «Mais la Commune est comme un poème : elle engendre un sens qu’elle ne contient pas tout entier — un sens qui la dépasse, mais qui n’existerait pas sans elle. Tout vient peut-être de ce que la Commune est plus durable qu’elle n’a duré, de sorte que sa lumière voyage encore, bien que son étoile ait fini d’exploser». C’est ce que tu écris dans l’article Idéologie de ton Dictionnaire de la Commune, stimulante initiation d’ailleurs à ce voyage. Quant à l’étoile –et son image– qu’est-elle aujourd’hui? La Commune comme question continue à propos de la Sociale, n’est-ce pas un de ses sens?
B.N. — Je signe toujours votre citation avec un doute au sujet du mot «étoile», qui demeure juste quant à la direction qu’elle indique, mais a-t-elle explosé? Je me dis aussi bien qu’elle a été préservée de l’explosion par son massacre, et sans doute faut-il également attribuer à ce massacre la préservation de son «sens», et même son intensification. Les massacreurs de la Commune voulaient la faire disparaître en même temps qu’effacer sa trace. Ils n’ont pas lésiné sur les moyens et cependant obtenu le résultat contraire. Il est probable que, laissée à son destin, la Commune se serait détruite elle-même suite à la prise de pouvoir des Jacobins. Toute l’ambiguïté révolutionnaire est là: il faut que la Révolution prenne le pouvoir mais il faut qu’elle s’en défasse aussitôt en le déléguant à la Sociale, c’est-à-dire à des élus qui demeurent sous la surveillance de leurs électeurs au lieu d’aller exercer loin d’eux le pouvoir qui vient de leur être délégué. La Commune doit son attraction durable, et donc son SENS, à ce double mouvement de confiance et de contrôle, qui change la nature du pouvoir en faisant de lui un service et non un acquis porteur d’abus.
J.D. – F.M. — Cette fabrication des futurs possibles se retrouve dans l’article Autogestion où tu écris que si «le mot n’existait pas encore… l’idée de confier, aux ouvriers, la gestion des entreprises abandonnées par leurs patrons fit son chemin durant toute la Commune». Tu y cites l’expérience des Ateliers du Louvre (en mentionnant ses difficultés); tu insistes sur le fait que si cette expérience ne fut pas davantage étendue, c’est que la Commune, respectueuse de la propriété privée, ne réquisitionna que quelques fabriques d’armement. On ne toucha pas à toutes les usines ni à la Banque de France (comme le dénoncent d’ailleurs Gustave Le-français ou Arthur Arnould…). Là est aussi, paradoxalement, la présence mémorielle de la Commune: son anticipation qui sera reprise plus tard et cette limitation supposée réaliste (la suite prouvera malheureusement le contraire!).
Cette ambivalence –qui n’en fait pas effectivement un modèle parfait– n’est-elle pas à l’origine de son image contemporaine?
B.N. — L’autogestion est la transposition de la délégation du pouvoir: elle consiste à confier la gestion du travail aux travailleurs. La Commune esquisse seulement ce transfert et elle n’a pas le temps de le réaliser. Le patronat n’aime pas du tout que l’ouvrier découvre qu’il pourrait s’auto-employer avec succès et bénéfice. Tout est fait d’ailleurs pour l’écarter de ce genre de tentation, et l’ordre traditionnel remet chacun à sa place. Il existe un complexe de soumission –pour ne pas dire de servilité– qui conforte le système d’exploitation du travail au nom du respect de la propriété privée. Le temps n’était pas encore venu de mesures aussi radicales –et d’ailleurs nous l’attendons toujours! L’affaire de la Banque de France est plus dramatique. La Commune n’a jamais osé utiliser son droit de gouvernement élu pour en prendre le contrôle, et elle a toujours signé des reçus au lieu d’exiger des remises de fonds. C’est d’autant plus regrettable que la possession de la Banque de France aurait pu servir d’otage vis-à-vis des Versaillais pour empêcher le massacre. Du moins est-il permis de le croire puisque le pouvoir capitaliste met la sauvegarde de l’argent au-dessus de la préservation de la vie humaine… Ce choix s’est beaucoup aggravé depuis quelques années!
J.D. – F.M. – «À quel système socialiste se rattachait le mouvement de la Commune? Là est le problème, car si tous les systèmes se réclament de la Commune, elle n’appartint entièrement à aucun, bien que l’influence de Proudhon ait sans doute prédominé». C’est la question que tu poses dans l’article Socialisme.
«Une Révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste. À leur place, un mineur du Creusot, un ouvrier relieur, un cuisinier, etc. etc. Un pareil fait se produisant dans Paris, révélait, je le répète, une situation sans précédent». Ce témoignage d’Arthur Arnould dans son Histoire Populaire et parlementaire de la Commune de Paris (1878) qu’il précise plus loin en insistant sur la nécessité, en conséquence, de changer vraiment les institutions n’évoque-t-il pas un début de réponse?
B.N. — La Commune n’appartient en effet à aucun «système socialiste» mais elle est le point de convergence de tous ceux qui étaient en train de s’inventer à partir de Louis Blanc, de Proudhon et de Marx. Elle apparaîtra même bientôt comme le lieu de clivage entre le socialisme utopique à la française (Blanc et Proudhon) et le socialisme scientifique issu de Marx. Nombre d’élus à la Commune écriront à Marx pour lui demander des directives et des conseils. Surtout, il faut souligner le fait que Marx rédige alors La guerre civile en France (1871), longue étude des origines et du déroulement de la Commune qu’il lira devant les délégués de l’internationale, à Londres, le 30 mai 1871, alors que la répression de la Commune s’est achevée deux jours plus tôt, le 28 mai. Engels écrira par la suite que Marx a révélé les idées inconscientes qui habitaient la Commune… Arnould a raison de dire que le conseil de la Commune ne comptait pas de députés et plus généralement de politiciens, mais il y avait nombre de journalistes, à commencer par lui et Vallès. Une certaine anarchie régnait, qui est sympathique, mais qui était inopportune vue l’urgence d’organiser la défense. Blanqui n’était pas là, retenu par les Versaillais, ce qui n’empêchait pas son influence poussant au jacobinisme et à la « prise d’armes ». Paris est encore assiégé par les Prussiens au nord et les communications avec la province sont de plus en Plus contrôlées par les Versaillais. Une grande partie de la population vit de la maigre solde des gardes nationaux et le sentiment d’une situation provisoire se généralise cependant que Thiers prépare froidement le massacre… De ce mélange d’éléments contradictoires va naître le socialisme à la française (Jules Guesde) déjà opportuniste en attendant que Jaurès le fortifie et que la Commune en devienne la référence exemplaire…
J.D. — F.M. — Une des leçons de la Commune n’est-elle pas déjà prévue rétrospectivement, par ses acteurs mêmes, lorsque la minorité dénonce «le retour dangereux ou inutile, violent ou inoffensif à un passé qui doit nous instruire sans que nous ayons à le plagier», dans sa déclaration du 1er mai 1871? Cette déclaration visait, bien entendu, la tradition jacobine, mais celle-ci n’était-elle pas, en partie, la mémoire de la première Commune de Paris (1792), celle du quatrième état naissant?
À peine la question posée, on s’aperçoit qu’elle est bancale! La Commune était vraiment tout autre chose. Qu’en penses-tu?
B.N. — La Commune avait besoin de références, d’où son culte de la Commune de 92 et de la Révolution, qui se traduit notamment par la reprise du calendrier républicain. Besoin de références pour la raison, justement, qu’elle n’était pas armée d’une doctrine même si beaucoup de ses membres appartenaient à la Première Internationale. L’idée la plus courante était que les bourgeois avaient eu leur révolution en 89 et que c’était à présent au peuple d’avoir la sienne. Quant au but de cette révolution populaire, c’est qu’elle irait d’un contre-pouvoir vers une forme nouvelle de délégation qui garderait les élus dans la proximité et sous la surveillance des électeurs. Toute révolution est menée par un contrepouvoir qui prend le pouvoir et l’exerce en reprenant à son service les instruments du pouvoir renversé. Comment sortir de ce cercle diabolique? Marx dans ses lettres à Kugelman, et en parlant de la Commune, recommande de briser d’abord l’appareil d’Etat, ce qui est en effet le moyen d’échapper au cercle, mais quand les marxistes arriveront au pouvoir, ils s’en garderont bien –d’où le désastre stalinien. Que serait devenue la Commune si elle avait gagné? Il est à craindre que les Jacobins l’aient emporté parce qu’ils n’hésitent pas à recourir à la violence… Reste que la Commune voulait des élus du peuple, siégeant près du peuple et sous son regard… Et tel est le choix que l’avenir a retenu.
J.D. – F.M. – «Il serait intéressant et utile de publier aujourd’hui un recueil de polémiques et des documents relatifs au rôle des soviets et conseils ouvriers surtout depuis 1918. Aujourd’hui, c’est plus urgent, d’un intérêt immédiat plus grand, que l’étude des formes de la Commune de 1871, par exemple». (Pierre Naville: Arguments n°4, juin-septembre 1957, p. 3). Outre le fait que la question est mal posée, elle demeure, néanmoins, étrangement d’actualité (malgré le temps!). La Commune s’avère à la fois la matrice du mouvement des conseils et surtout l’inspiratrice de tout ce qu’il pourrait se faire encore dans cette optique autogestionnaire. L’imaginaire social et l’utopie concrète qu’elle a déclenchés ne s’estompent pas, malgré l’absence de modèle précis comme nous venons de le voir. Alors ne pouvons-nous pas, à nouveau, nous poser la question de son intérêt aujourd’hui?
B.N. – Cette question ne se pose pas puisque la Commune est toujours vivante et célébrée, si bien que les cent quarante ans passés depuis s’ajoutent à ses trois mois pour les activer sans cesse. La bibliographie la concernant est considérable et sa présence constante derrière des créations sociales comme les soviets ou les conseils ouvriers. Au fond, toute organisation révolutionnaire fait naturellement allusion ou référence à la Commune. La haine anticommunarde des bourgeois, qui fit écrire à l’un des Goncourt (le survivant) à l’adresse des Versaillais: «Tuez-en assez pour que l’on soit tranquilles pendant une génération!» ne s’exprime plus guère, du moins publiquement, car la Commune, au contraire, bénéficie d’une ferveur souvent plus romantique que politique. C’est sans doute ce qui a poussé Pierre Naville à privilégier soviets et conseils ouvriers qui, à l’époque, pouvaient inspirer des mesures révolutionnaires immédiates. L’échec soviétique pèse aujourd’hui sur ces formes d’organisation et plus dramatiquement encore sur le projet communiste. On en oublie la réussite que fut, en Yougoslavie, l’autogestion sous la direction de Tito, le seul régime communiste antisoviétique. Les drames qui ont suivi la mort de Tito ont multiplié cet oubli et ce n’est évidemment pas nos régimes pourris par le capitalisme qui vont ranimer cette mémoire. Cependant, la présence de la Commune, devenue perpétuelle à l’arrière-plan de l’époque, est toujours prête à servir de déclencheur et de modèle (ce qu’il faut faire et ne pas faire) car on ne peut l’évoquer sans en recevoir de l’énergie.
J.D. – F.M. – Cette question de l’imaginaire, de la pensée libre et collective, nous la trouvons bien exprimée dans le livre d’Henri Lefebvre: la Proclamation de la Commune. De plus, la Commune fut aussi ce mouvement de réappropriation d’un centre ville qui avait tendance à exclure les milieux populaires (comme cela, d’ailleurs, se perpétue). Ce qui est magnifiquement décrit dans le livre de Jean Cassou: Les massacres de Paris.
Pour conclure cet entretien, nous pourrions, peut-
être, revenir à la poésie (dans son acception du possible et de ses futurs), comme nous l’avons commencé, en citant, une dernière fois une phrase curieuse de Maximilien Rubel (sa préface aux notes d’Andrieu): «Il n’est pas douteux que Marx n’ait trouvé des éléments de cette poésie dans certaines proclamations de la Commune qui, drame vécu et subi, fut aussi une fête de l’imagination où se mêlait le rêve à un avenir enfin humain».
B.N. – Peut-être arrive-t-il à la poésie d’être pratique, et elle se confondrait alors avec le mouvement de la vie en lui donnant son sens… Marx a trouvé dans la Commune, qu’il a suivie au jour le jour, la conception d’un État qui ne reposerait plus sur la force et l’oppression car il serait justement fondé sur leur destruction. J’ai déjà fait allusion à sa correspondance avec Kugelman où la nécessité de cette destruction est nettement exprimée. A partir de là, on peut rêver à ce livre du Capital que la mort empêcha Marx d’écrire et qui aurait eu pour conséquence d’interdire au stalinisme –comble de l’État oppresseur– de se dire communiste et à plus forte raison marxiste… Engels aussi bien que Lénine, quand ils parlent de la conception de l’État propre à Marx, renvoient toujours à la Commune. Mais quelle fut la conception communaliste de l’État? L’absence d’une théorie clairement exprimée m’a conduit à lire toute la presse de la Commune dans l’espoir d’y trouver cette théorie, et cette recherche a servi de base à mon Dictionnaire. Lénine, bien sûr, a tenté une synthèse marxiste des idées de la Commune dans son livre L’État et la Révolution (1917), où il souligne une fois de plus la nécessité de briser l’appareil d’État pour installer la Révolution. Étant donné la suite, cette insistance peut nous laisser pour le moins sceptiques… L’étrange est que pendant tout ce travail, l’existence d’un traité de l’État communard ait pu longtemps m’échapper tant a été soigneusement effacée la trace de L’État et la Révolution d’Arthur Arnould paru en 1877… Il faut croire que les communistes ne toléraient pas qu’existe, quarante ans avant celui de Lénine, un livre homonyme. Et qu’ils ont fait le nécessaire pour qu’il disparaisse et soit oublié. Ce livre est un jalon important dans l’histoire du socialisme français, qui ne s’en est pas aperçu. Mais qu’est-ce que le socialisme français, mis à part Jaurès, sinon la trahison perpétuelle du «socialisme»? Seul un poème pourrait redonner du sens à ce mot qui a perdu la pratique sociale du rêve, de l’imagination, du partage et de la générosité…