Entretien à propos de Murray Bookchin
Conduit par Sarah Vanuxem avec les éditeurs du livre:
Écologie ou catastrophe, la vie de Murray Bookchin
Vers une pensée complexe et néanmoins radicale
Murray Bookchin (1921-2006) est le fondateur de l’Écologie Sociale et des moyens de sa mise en œuvre à travers le municipalisme libertaire (organisation locale en “démocratie directe d’assemblée”). Il a mis en évidence le lien entre le capitalisme et l’environnement, entre la domination et la société de marché. Pour lui, il n’y a pas d’écologie possible sans nouvelle organisation sociale. Tel fut le combat de sa vie.
Sarah Vanuxem est maîtresse de conférences en droit privé à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis. Son travail de recherche tourne autour du fait de repenser la propriété et ses publications récentes concernent principalement les communs et sections de communes. Son dernier titre paru : La propriété de la terre (éd. Wildproject, 2018).
Sarah Vanuxem:
Après L’Enfermé de Gustave Geffroy, dédié à Blanqui, et Sous la dictée de Fanon de Marie-Jeanne Manuellan, votre collection Bio s’enrichit d’un nouveau récit de vie entièrement vouée à une cause politique. Pourriez-vous nous raconter comment vous avez été amenés à traduire cette biographie de Bookchin, écrite par sa compagne, Janet Biehl? Quel lien faites-vous entre ces trois hommes?
Les éditeurs :
De la découverte de Bookchin, de sa pensée et de ses livres, je ne puis préciser la date et les circonstances mais c’est bien avant la publication de Blanqui ; lorsque nous sommes allés présenter L’Enfermé au CEDRATS de Lyon (alibabatesque centre de documentation) je me revois en train de consulter ce qu’il pouvait y avoir sur Bookchin (et il y avait). Cependant, ce livre de Janet Biehl, c’est Bernadette qui l’a déniché dans les notes d’un article paru en 2016 dans Le Monde Diplomatique. Nous avons aussitôt pris contact avec l’auteure et Benjamin, plus anglophone que nous, fut le premier à lire la version originale. Assez rapidement nous est apparue la justesse de ce choix éditorial, Bookchin trouvant naturellement sa place à côté de ceux qui figurent dans cette collection, avec une ouverture prépondérante sur l’écologie. Le concours d’Élise Gaignebet, notre traductrice, de son érudition militante, est évidemment au cœur de cette publication.
Pour ce qui relie ces auteurs – sans oublier Bernard Noël qui marche volontiers, et avec bonheur, sur les plates-bandes du politique – je crois qu’il s’agit de la radicalité. Ce terme, lu dans son sens premier, “prendre les choses à la racine”, se voit en ce moment agressé de toute part et attribué à n’importe quoi. Résultat, en ce qui concerne l’écologie – mais également nombre de domaines – on en est à choisir la couleur pour
repeindre, dans un délai raisonnable, les murs intérieurs d’une maison qui s’écroule. Bookchin est radical mais il n’est en rien ennemi des nuances, de la complexité et des confrontations; la radicalité n’est pas brutalité primaire mais courage d’analyser les choses en profondeur et de dire ce qui est.
Sarah Vanuxem:
Encore aujourd’hui, l’écologie est parfois considérée comme un “problème de riches”, quand elle n’est pas comprise comme un mouvement foncièrement misanthrope. Qualifiée d’ “Écologie Sociale”, la pensée de Bookchin échappe-t-elle d’emblée à ces critiques?
Les éditeurs :
Oui, humaniste et rationnel, Bookchin se défie des approches “environnementalistes” qui n’aboutissent, selon lui, qu’à un aménagement du désastre ; de même, il est aux antipodes des tendances spiritualistes de “l’Écologie profonde”. L’Écologie Sociale, ainsi que son nom l’indique, ne saurait dissocier l’écologie du social, soit des effets du capitalisme et des rapports de domination qu’il engendre. L’expression “Dominer la nature”, toujours valorisée, est en fait l’antichambre de la prédation; à l’échelle des gigantismes industriels toujours croissants, les atteintes portées à la planète se cumulent, dans l’indifférence active de ceux qui les produisent, et deviennent maintenant irréversibles. D’autres rapports avec la nature ont été observés par les anthropologues auprès de peuples vivant dans un passé récent ; d’autres encore peuvent être envisagés dans un futur proche ; c’est en notre pouvoir, il suffit de le vouloir assez pour en construire les fondements et les voir un jour advenir. Lire Bookchin, dans cette perspective, est un premier pas.
Sarah Vanuxem:
Bookchin accorde une place de choix à la technique. Mais les éoliennes et les capteurs solaires qui l’intéressent ne sont pas ces installations actuellement implantées par de grandes entreprises à but lucratif. Surtout, on découvre que ces technologies furent initialement des low-tech, à la portée des citoyens. Ne pourrions-nous alors présenter Bookchin comme un précurseur de la maker culture?
Les éditeurs :
En effet, Bookchin est un fin connaisseur des réalisations technologiques, mais il souhaite les voir se réduire par la taille et se développer dans une proximité toujours plus grande pour l’émancipation et la maîtrise directe de l’usager. Le contraire des éoliennes géantes que nous connaissons car celles-ci sont destinées au maintien des monopoles afin d’assujettir le consommateur. Lorsque Bookchin a fondé l’ISE (Institut d’Ecologie Sociale) dans l’État du Vermont, il y organisait des séminaires pour les étudiants mais aussi des ateliers pratiques sur les énergies renouvelables et l’agriculture où ceux-ci menaient à bien des installations pérennes, et donc mesurables dans le temps, à partir de leurs propres recherches ou par la mise en œuvre de découvertes récentes: l’aquaponie dès le milieu des années 70, par exemple, ou l’autonomie énergétique des installations d’élevage et des serres. Faire soi-même et réparer ce que l’on a acquis, établir une évaluation de ce que l’on va demander à un objet en fonction de la nécessité qu’on en a et le réaliser; aussi bien l’homme du paléolithique que les jeunes “makers” d’aujourd’hui savent que là réside l’essentiel de leur liberté.
Sarah Vanuxem:
La profonde originalité de la pensée de Bookchin pourrait tenir au lien qu’il établit entre écologie et anarchie. Son idée est de créer des Communes en mesure de s’autogérer à partir de règles auto-instituées. Mais aujourd’hui en France, à l’époque des grandes régions, des intercommunalités, de la réduction des compétences des communes et de la disparition des sections des communes, les conditions de mise en oeuvre de l’anarcho-écologisme de Bookchin ne se trouvent-elles pas sapées?
Les éditeurs :
La nécessité, pour ceux qui vivent de la sujétion d’autrui, de saper toutes manifestations de liberté relève somme toute de l’instinct de conservation; eux appellent cela “modernisation”. Éloigner les centres de décision du citoyen et réduire les compétences des communes, premiers échelons de la démocratie, sont évidemment des mesures qui visent à réduire l’autonomie de chacun. Sur la fin de sa vie, Bookchin se disait communaliste ou municipaliste: consécutivement à une brouille avec ses amis anarchistes, qui refusaient par principe de se présenter aux élections municipales, il n’ajoutait plus le qualificatif “libertaire” à la suite de ces étiquettes, mais gageons que le cœur y était tout de même. Et bien sûr qu’il faut se dépêcher de multiplier les assemblées et les commissions de tout poil au sein de nos quartiers et de nos communes tant qu’elles existent, encore doit-on y trouver des circonstances favorables et motivantes car “l’administré” a tendance à se satisfaire de son état.
Sarah Vanuxem:
Bookchin a maintes fois accordé son soutien à des opérations de désobéissance civile, par exemple, contre l’implantation d’une centrale nucléaire ou la réalisation de grands aménagements urbains. Le récit de ces expériences nous renvoie aux luttes actuelles des zadistes de Notre-Dame-des-Landes ou de Bure, comme aux fauchages volontaires d’OGM. Pensez-vous que Bookchin aurait nécessairement salué ces diverses actions, comme il avait jadis applaudi celles de mai 68?
Les éditeurs :
Les temps ont changé, le pacifisme était très ancré dans la jeunesse américaine à cause de la guerre au Viêt-Nam, les groupes d’activistes à son époque étaient constitués différemment. S’il vivait de nos jours, sans aucun doute, Bookchin soutiendrait le mouvement des ZAD. Dernièrement, j’écoutais à la radio un ancien maire de Bure qui, à l’époque de son mandat, était allé voir Jospin, avec quelques-uns de ses collègues élus, au sujet du projet d’enfouissement: ils sont reçus par une responsable du cabinet du Premier ministre. Elle écoute poliment le début de l’exposé minutieusement préparé puis l’interrompt, leur disant qu’il est inutile de continuer car elle est tout à fait d’accord avec eux. Elle ajoute encore un tas d’arguments qu’ils n’avaient pas eu le temps de développer et elle leur dit que Jospin est du même avis qu’elle. Alors? Eh bien nous ne pouvons rien faire, le lobby du nucléaire est bien trop puissant, le rapport de force nous est défavorable, les emplois, tout ça… Devant leurs mines incrédules elle ajoute: si vous arrivez à nous mettre 10 000 personnes dans la rue on peut essayer de renverser le rapport de force ! On sait maintenant que même 100 000 personnes dans les rues n’ont plus ce pouvoir. Cet ancien maire écologiste, à la seule pensée que la ministre Dominique Voynet ait pu donner son accord, est devenu zadiste… Les témoignages de zadistes laissent à penser qu’il est euphorisant de vivre la liberté avant qu’elle ne soit acquise mais, après la bataille, après avoir eu le courage de tenir le coup, il faut se poser les bonnes questions et trouver les réponses qui permettent de conserver sa liberté. C’est là, sans doute, que la lecture de Bookchin peut nourrir une réflexion, elle a été utile au peuple kurde qui s’en est inspiré pour son “confédéralisme démocratique”. De même, ses livres peuvent certainement soutenir les amateurs de révolution, ceux qui consi dèrent comme révolus les rapports de domination et qu’il est temps d’inventer autre chose avec les moyens du bord, lesquels sont inépuisables…