L’Urgente nécessité
L’Urgente nécessité
Par Jean-Pierre Spilmont
En 1963 Hannah Arendt, à l’issue du procès de Eichman , auquel elle a été admise en tant que journaliste, publie un livre dont le titre lui-même peut sembler une provocation: Rapport sur la banalité du mal. Au compte-rendu journalistique du procès, Hannah Arendt joint ses propres analyses. Étudiant les réponses et le comportement d’Eichman, elle en déduit que l’homme que l’on juge alors est un homme banal, ordinaire, (ce qui évidemment n’oblitère en rien sa responsabilité). « Il n’y a pas plus de génie dans le mal que dans le bien, dit-elle, mais seulement des hommes ordinaires, en qui l’esprit du mal veille et n’attend que le moment favorable pour souffler et les pousser au mal radical.»
Hannah Arendt invitait le lecteur à porter sa réflexion sur sa propre responsabilité face au mal. Autrement dit, sur la faculté et la volonté de chaque être de penser par lui-même.
Dans un texte intitulé: Qu’est-ce que les Lumières, Kant accrédite l’idée que la paresse et la lâcheté sont les causes de ce qu’un grand nombre d’hommes, eux aussi «ordinaires», et qui, «alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère» restent volontiers, et leur vie durant, mineurs; au point qu’il est facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs.
Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, je n’ai plus besoin de «m’obliger» moi-même. Arrivé à ce point je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer. D’autres se chargeront pour moi de la fastidieuse besogne de la réflexion. Notre société entretient parfaitement ce phénomène.
On comprend alors le pourquoi de cette urgente nécessité de penser, dont parle Hannah Arendt.
Si nos sociétés ne permettent pas à un maximum d’individus de penser, de réfléchir sur ce qui se passe, de développer leur esprit critique, d’analyser leur situation, combien risquent alors de se retrouver à la merci d’idées simplistes et nécessairement réductrices et de se joindre à la cohorte des porteurs de Vérités.
Si le domaine de la connaissance ne peut faire l"économie de l’idée de vérité, on sait cependant aujourd’hui que l’on ne peut plus considérer celle-ci comme un absolu. La science elle-même, progresse en remettant en cause des théories jusque-là considérées comme vraies.
Pourquoi, ici, ces mots et ce rappel d’Hannah Arendt?
Les semaines que nous venons de vivre nous ont confrontés une fois de plus, à ces dérives humaines, à cette violence froide, à ce rappel de l’horreur.
Peut-on supporter, “porter en soi", qu’un «gang de barbares» sous l’emprise d’un méprisable brain of barbarians, séquestre pendant trois semaines, torture et assassine un jeune homme de vingt trois ans?
N’est-on pas brutalement ramené à l’horreur des années 1975 1979, lorsque s’est ouvert dernièrement à Phnom Penh, le procès des Khmers Rouges responsables de la mort de près de deux millions de leurs compatriotes. Ils sont inculpés pour crimes contre l’humanité. Parmi eux, un certains Duch, consciencieux professeur de mathématiques avant de devenir un des plus cyniques bourreaux du régime de Pol Pot.
Les participants d’Urban II à la conférence de l’ONU sur le racisme, ont craint que plusieurs pays ne se retirent à l’issue du violent discours antisémite, voire anti-occidental, de Mahmoud Amadinejad. Aussi a-t-il fallu, pour lui faire face, le courage de Navi Pillay, une Tamoule née en Afrique du Sud pour que la réunion de Genève chargée d’évaluer les progrès réalisés depuis la conférence qui s’était tenue en septembre 2001, soit un succès malgré l’absence des États-unis et d’un certain nombre de pays d’Europe.
Avigdo Lieberman, ministre des affaires étrangères israéliennes a rendez-vous avec une partie de l’Europe, dont l’inquiétude concernant le processus de paix va grandissant, sachant que même le rédacteur en chef du quotidien Haaretz, tient Lieberman pour un «fasciste»?
Des semaines et les mois suivront, bien sûr, identiques à ceux-ci, ni meilleurs ni pires que d’autres semaines et d’autre mois; mais nous invitant à l’urgente nécessité de penser, face à la plaie infiniment ouverte où l’on voit grouiller les monstres sous la lumière brûlante des étoiles.
Jean-Pierre Spilmont
8/12/2009