L’Être-là
Hommages d'auteurs et amis de l'Amourier
L’Être-là
par Nicole BURLE-MARTELLOTTO
Bernard Noël pensait à sa mort depuis longtemps. Il aurait aimé qu’elle soit festive. Quarante ans avant de disparaître, il avait écrit dans L’Été langue morte: «puis / quand je serai mort / et nous avons fêté ça / d’avance». Quelque temps plus tard, à Arequipa, au Pérou, il avait trouvé fort plaisante une fête des morts avec petit orchestre et danse amicale sur les tombes. «Mourir de rire et rire de mourir», préconisait Georges Bataille, mais difficile aujourd’hui de se réjouir que Bernard Noël ne soit plus là… On cherche dans ses écrits une consolation et des clefs pour concevoir son après. Bernard disait que les livres ont un pouvoir oraculaire car en les feuilletant, on trouve souvent des réponses à nos questions, voire une issue. Depuis sa disparition, je consulte les siens, et certains passages procurent un effet vulnéraire:
nous voyons les mêmes étoiles que les morts
et l’odeur qui monte de la terre est le fantôme
de toutes ses fleurs
(La Chute des temps)
son manque garde en vie le disparu
il respire de me couper le souffle
il est là soudain de n’être plus là
(Tombeau de Lunven)
les morts serrent les paupières
ils jouissent de ce qu’ils ne savent plus
(La Photo d’un génie)
quand l’herbe aura poussé sur la langue on trouvera peut-être
l’articulation du mystère parmi les restes d’une phrase
(Le Chemin d’encre)
La mort fut omniprésente sous sa plume et jusque dans son nom, m’avait-il dit : ses onze lettres forment l’anagramme RÂLE REND BON…
Comme Henry Moore créait ses sculptures autour d’un trou, Bernard Noël a construit Les Premiers Mots autour d’un mort. Ces Mots ont été pour moi véritablement les Premiers puisque je n’avais rien lu de B.N. auparavant. Ma découverte de ce livre est inoubliable parce qu’elle a constitué une révélation: il ne s’agissait pas de littérature mais de la Mort et de la Vie mêmes! La nécessité d’écrire ce choc inouï à l’auteur s’imposa, malgré la timidité de mes dix-huit ans. Il me répondit: «Tous les livres sont peut-être des lettres perdues.» Cette rencontre allait orienter ma vie entière…
Qui a échangé avec Bernard aura été marqué par l’intensité de sa présence. Il disait «l’être-là» –le Dasein allemand. Sa voix chaude était comme un accueil. Aucune domination de sa part dans les conversations bien que l’étendue de son savoir fût immense, mais une simplicité naturelle et une concentration d’où émanait discrètement le bourdonnement incessant de sa pensée. Livrant peu de lui-même, il offrait à l’Autre sa sollicitude constante. Tout au long de sa vie, la présence et le présent lui furent essentiels, dans son quotidien comme dans ses textes – du roman sur les présences et les souffles écrit à quinze ans jusqu’au chef-d’œuvre poétique des dernières années, Le Chemin d’encre, scandé par le leitmotiv «et maintenant».
ton présent et mon présent
ont la même vue
bien que l’air ne soit pas un miroir
(L’Été langue morte)
Par extension, Bernard Noël était sensible aux présences passées. Elles constituaient pour lui le «présent antérieur». Depuis sa table d’écriture, il plongeait en son corps pour capter les voix de ces «vivants morts» dans la rumeur de «l’en allé», que ce soient celles des glorieux anciens (Mallarmé, Nerval, la Magnani, les communards) ou celles des anonymes qui nous ont précédés.
Il y a dans le corps un présent antérieur.
Un présent inimaginable,
un perpétuel présent.
Il est le temps de l’espèce :
il se lève,
comme une lumière toujours montant d’en bas,
toujours fixe et se répandant.
(Mon corps sans moi)
Bernard Noël a élargi notre regard. Il a montré que l’espace n’est pas une distance mais une présence parce qu’il environne toute notre peau, et nous y baignons comme les poissons dans l’eau. On peut aussi le nommer «air». Cet air devient visible quand la forte chaleur le fait danser ou que la nuit le colore. Il s’anime et devient conducteur d’émotion dans le face-à-face avec l’autre ou devant une œuvre d’art.
La nuit tombait, et les premières étoiles indiquaient au plus profond du ciel un lointain plus lointain encore.
Le présent n’était pas moins vaste.
Il aurait suffi de faire le geste du nageur pour s’allonger dans l’air.
Aujourd’hui, mon dos est le miroir de cet instant, et mon regard ne passe pas l’épaule.
L’air, lui, n’a pas changé.
Il est même un peu plus présent. En lui est la relation de tous avec tout.
De tout avec tous.
Il suffit d’ouvrir la bouche des yeux, et, sur la langue, passent les souffles et les figures d’air.
(Les Villes en l’air)
Repliant le passé sur le futur, Bernard a rejoint les «figures d’air» et désormais, tout n’est plus que du présent…
Nicole Burle-Martellotto, responsable du site Atelier Bernard Noël