Quelque chose du Tennessee 3

 

Comme tous les vendredis après-midi, à 13 heures, je vais retrouver Elsa devant la salle 102 du bâtiment appelé Buttrick sur le fronton duquel on peut lire: «The brain is wider than the sky». Elsa est une Italienne maître assistant dont le champ de recherches se porte sur Boccace. Nous devisons gaiement en partageant une salade, cela la soulage des tensions accumulées dans le département de Français-Italien. Elle me parle de ses étudiants, de leurs façons typiquement adolescentes de se comporter: manque de sommeil pour cause de fréquentation excessive des sites sociaux comme facebook, manque de concentration en cours, mauvaise habitude prise d’être félicités à tout bout de champs même si les compliments ne sont pas mérités… tout un système Américain et des modes vie qui diffèrent d’avec la vieille Europe.
«Pourtant, me dit-elle, il y a dans mon cours un étudiant qui vient je crois du Montana, dont le nom est Louis Riel, et qui semble beaucoup plus motivé, bien plus capable de répondre à mes exigences que l’ensemble des autres.
— Tu as bien dit Louis Riel?
— Oui, pourquoi? Tu le connais?
— Non je ne connais pas ce Louis Riel là, mais je connais l’histoire d’un membre du peuple Métis ayant porté ce nom exactement, et qui à la fin du dix-neuvième siècle a mené une opération de révolte et de contestation pour défendre son peuple des agissements des compagnies de l’Hudson qui avaient le quasi monopole des commerces des fourrures. Il contestait également certains traités que son peuple et ses cousins Sioux, Cree ou Assiniboines se trouvaient contraints d’accepter.
— Tu supposes donc que ce jeune a du sang indien dans les veines?
— Je peux raisonnablement l’envisager en effet.
— Waouh! quelle belle histoire! Une lignée de Métis arrivant à Nashville! Peux-tu me raconter succinctement ce que tu sais là-dessus?
— D’abord il faut que je t’explique un point de terminologie. Les métis, sans majuscule, sont les enfants nés d’un ou d’une Européenne avec une ou un Indien. A cette époque, beaucoup de chasseurs et trappeurs, le plus souvent des Français prenaient femmes dans les tribus et étaient adoptés par les communautés Indiennes. De nombreux enfants naquirent de ces unions et les sociétés Indiennes, inclusives et pour qui la notion d’illégitimité n’existait pas, créèrent pour les intégrer, un clan particulier, celui des métis. Ces métis adoptèrent plus rapidement les progrès techniques et pendant que les full blood Nakota (Sioux Assiniboines) utilisaient encore les travois traditionnels, les métis y montaient des roues pour une circulation plus aisée. Ces enfants issus de mariages mixtes portaient souvent des noms Français et le long de la frontière avec le Canada, de la nouvelle Angleterre à l’état du Saskatchewan en passant par les territoires autour des grands lacs, une véritable nation Métis, cette fois avec un M majuscule, fut constituée. Elle regroupait des personnes ayant des ascendances Ojibwa, Cree, et Sioux majoritairement. Ils se mariaient entre eux, ou bien épousaient des full blood Indiens, vivaient selon le mode de vie Indien en adoptant les habits ou les ustensiles et outils Européens. Ils parlaient le Français, leur langue Indienne, puis au fur et à mesure de la domination Anglo-saxonne, se mirent aussi à l’Anglais. Les Métis firent plutôt bon accueil aux missionnaires essentiellement parce que ceux-ci leur apprenaient à lire, écrire et compter, ce qui leur donnait les moyens de traiter d’égal à égal avec les blancs.
— Avec ce que tu viens de me dire et vu ton intérêt pour les Amérindiens, je pourrais parier qu’il existe une famille Machet chez les Métis! Je suis sûre que tu vas trouver quelque chose comme cela en lisant de vieux documents d’archives, ce serait vraiment à mes yeux une évidence!
— Ce n’est pas ce que je recherche fondamentalement. Et cela ne changerait rien à qui je suis, je n’ai pas comme Cole de problèmes avec mon identité! Un ami poète Huron, Jean Sioui, qui vit au Québec, m’a déjà dit que Machet n’était pas un nom familier à ses oreilles. Et cela me convient, pas de blessure ou de déception à ce sujet!
— D’accord, et bien continuons avec Louis Riel.
— Le territoire à l’ouest de l’Ontario jusqu’aux montagnes Rocheuses, connu sous le nom de Rupert’s Land appartenait à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Un gouverneur et un Conseil administraient la colonie établie aux fourches des rivières Rouge et Assiniboine. Le coeur de la colonie, le district d’Assiniboia et le quartier général de la Baie d’Hudson, était le fort Garry. Au cours des années 1850, les Métis avaient réussi à percer le monopole que la Compagnie avait détenu jusque là sur la traite des fourrures. La Compagnie en était venue à reconnaître aux Métis un rôle politique dans l’administration de la colonie et des droits de propriété. Selon son axe de développement est-ouest, le Canada devait inévitablement entrer en contact avec la société métisse. Le premier heurt se produisit en 1857 lorsque l’expédition d’exploration de Dawson et Hind chargée d’étudier le terrain,  recommanda au gouvernement canadien de se faire céder la partie cultivable du territoire appartenant à la Compagnie. Au même moment, aux États-Unis, existait un mouvement annexionniste qui menaçait l’occupation future des territoires. Pour contrecarrer le mouvement, le Canada ne pouvait compter sur aucune action militaire et la Compagnie n’avait aucune force à sa disposition pour parer à cette menace. Restait donc l’annexion des territoires du Nord-Ouest par le Canada. Ce qui fut fait en 1869 car la Compagnie de la Baie d’Hudson accepta de vendre ce territoire au Canada. Fort Garry était devenu un centre commercial actif depuis l’arrivée de nombreux «Ontariens». Les “Canadians" (Quebecois) souhaitaient l’annexion au Canada pour des raisons économiques et politiques. Les Métis cependant étaient bien inquiets. Ils voyaient avec rancune que malgré leur nombre, l’avenir de la région se décidait sans eux. Ils craignaient  également que le pays soit envahi par les « Ontariens », ce qui créerait un problème pour les Métis: ces nouveaux arrivants étant anglophones et protestants au contraire des Métis francophones qui étaient catholiques. En plus de ce problème de langue et de religion, ils craignaient avec raison de perdre leurs terres car la majorité des Métis étaient des “squatters" ou propriétaires sans titres. L’annexion Canadienne menée par les Ontariens, visant à une expansion vers le Pacifique, fut approuvée par la Grande-Bretagne à la condition que des traités soient signés avec les Premières Nations, conformément à la politique britannique articulée dans la Proclamation Royale de 1763. Elle donnait pleins pouvoirs aux autorités gouvernementales pour entrer en négociations avec les Premières Nations au nom de la Couronne britannique : au cours d’une réunion publique, les deux camps devaient se mettre d’accord sur les conditions sous lesquelles le territoire autochtone serait ouvert aux immigrants, ainsi que sur les avantages que les Premières Nations recevraient en retour. Les négociations commencèrent en 1869, mais un accord ne fut pas conclu avant 1873 à cause des exigences des Indiens. (Un chef important, Pontiac, était derrière le soulèvement qui avait conduit à la proclamation de 1763, et les Ojibwas (Anishnabees)  avaient depuis négocié de nombreux traités avec les autorités britanniques. Si tu te souviens bien Elsa, nous avions parlé de Pontiac avec Todd – cf premier épisode).  Le mécontentement concernant l’acquisition de la Terre de Rupert se manifesta d’abord chez les Métis de la Rivière Rouge : conduits par Louis Riel, ils protestèrent contre le manque de consultation et affirmèrent leurs droits politiques et territoriaux en établissant un gouvernement provisoire en 1870. Le 10 décembre, le drapeau du gouvernement provisoire de Riel flottait au mât du fort Garry. Le 27 décembre, Riel fut élu président de ce même gouvernement. Durant les réunions des 19 et 20 janvier, le représentant de du Canada laissa entendre que son gouvernement avait de bonnes intentions vis-à-vis du peuple de la Rivière-Rouge. Afin de trouver un moyen de négocier avec Ottawa au sujet de leurs droits, Riel proposa la tenue d’une convention de 40 délégués comprenant vingt francophones et vingt anglophones, pendant laquelle serait rédigée une nouvelle liste de droits. Le mouvement métis fut réprimé par la force. Mais le règlement partiel des griefs s’avéra insuffisant pour répondre aux aspirations de la Nation Métisse, qui réclamait que soit définie sa base territoriale. De nombreux Métis migrèrent plus à l’ouest vers les régions de Batoche. La persistance de leur mécontentement conduisit tout droit à la Résistance du Nord-Ouest en 1885 : Les Premières Nations réagirent à la famine naissante des années 1880 (extermination des bisons, rations promises par traité pas fournies ou avariées)  en organisant des réunions politiques. Ils provoquèrent des rassemblements en 1884 pour exposer les griefs concernant les 6 traités qui avaient conduit à la situation désastreuse présente. Le gouvernement fédéral fit intervenir la Police montée et suspendit les rations, ce qui provoqua de véhémentes confrontations sur les réserves en 1884. La stratégie politique des Premières Nations chercha à éviter la violence, préférant organiser une contestation sur la base des traités non respectés, et qui s’adresserait au gouvernement Canadien d’une seule voix. Frustrés par le manque d’intérêt accordé à leurs demandes, les Métis de la région de Batoche, soutenus par les colons, contactèrent Louis Riel, qui vivait alors au Montana, en vue de lui faire défendre leur cause. Riel, qui avait forcé le gouvernement fédéral à accorder des concessions aux Métis en 1870, déclara encore une fois un gouvernement provisoire le 19 mars 1885. Après la défaite militaire de la Résistance, le gouvernement fédéral ne fut pas long à déclarer 19 Métis et 33 Indiens coupables d’offenses liées à la rébellion. Les chefs cris Big Bear, Poudmaker et One Arrow furent reconnus coupables de haute trahison et condamnés à trois ans de prison au pénitencier de Stony Mountain. Un quatrième chef, le Dakota White Cap, fut acquitté grâce au témoignage d’un marchand de Saskatoon, bien qu’il ait fait partie du Conseil de Riel. Quelques dirigeants comme le bras droit de Riel, Gabriel Dumont, échappèrent à la capture en s’enfuyant aux États-Unis. A la suite de la résistance, le gouvernement fédéral institua une série de mesures répressives qui lui permirent de contrôler fermement les Premières Nations. Ces mesures, qui allaient à l’encontre des traités signés dix ans auparavant, incluaient le placement forcé dans des réserves, le démantèlement de la culture Indienne, et l’envoi des enfants dans des écoles-pénitenciers à des fins d’assimilation. Quand Almighty Voice, un Métis que la famine avait forcé à abattre une vache, trouva la mort au milieu d’une canonnade de la police en 1897, son destin sembla symboliser celui d’un peuple autrefois fier et indépendant. Mais le rêve d’une patrie métisse persiste encore.
— Et Louis Riel, qu’est-il devenu?
— Il a d’abord été exilé, puis amnistié, puis il se fit élire à la chambre des communes, mais il dut fuir, pour échapper aux chasseurs de prime. Il a vécu dans la région de St-Paul dans le Minnesota ou bien s’est réfugié chez des amis à Montréal. Depuis 1879, il avait suivi la chasse aux bisons, avait travaillé comme bûcheron près de Carroll au Montana. Il rencontra Marguerite Monet dit Bellehumeur, une métisse qu’il épousa en 1881. Puis Riel commença à s’intéresser à la politique américaine et devint citoyen américain. Son exil terminé, après une courte visite chez sa mère, il retourna vivre aux États-Unis et devint maître d’école pour subvenir aux besoins de sa famille: deux enfants étaient nés. Bien que bon instituteur, Louis n’était pas heureux. Il avait espéré instruire les Métis et trouvait que ceux-ci faisaient peu de progrès, ne venant en classe que sporadiquement, préférant suivre la chasse.
— Et les Métis, existent-ils encore?
— Oui au Canada, dans la province du Saskatchewan, la Nation Métisse est sans doute composée de près de 80 000 individus.
— Il faudra que tu m’écrives cette histoire, je veux la faire lire à mon étudiant !

Béatrice Machet

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