Du fauve renouveau
un article d’Olivier Rachet
Ce texte est paru sur le blog de son auteur, "Olrach", le 10 juillet 2021.
Un dictionnaire de la Commune de Paris. Voici l’un des nombreux legs de l’écrivain Bernard Noël qui vient de nous quitter. «La tentation, surtout dans un dictionnaire, serait de ramener toute la pensée de la Commune à une définition, écrit-il dans l’article consacré à l’idéologie. C’est un vieux complexe : on veut posséder, on veut savoir. Toute notre tradition culturelle est une tradition de propriétaires. Il s’agit de s’approprier, et vite, l’essentiel. La Commune est révolutionnaire en ce sens, aussi, qu’il n’y a pas moyen de la réduire à ce point.» Dès lors, le choix même du dictionnaire fait sens en ce qu’il refuse les impasses de l’épopée lyrique ou les errements de l’historiographie. Ni envolée, ni éloquence, mais ce qu’en préface du livre, l’auteur décrit comme «un genre nouveau: celui de la pluralité impraticable dans le développement continu.»
Et pourtant, à défaut de faire l’histoire de ce moment révolutionnaire, on peut commencer par en énumérer quelques mesures phares, au sens où le terme de mesures est aussi à entendre dans son acceptation musicale, voire symphonique. Car la question de l’union et non celle de l’unité, de l’autonomie et non de l’indépendance, de l’association et de la fédération, sont au cœur d’un processus dont Rimbaud a pu montrer, à travers quelques allusions à peine voilées parcourant ses Illuminations, qu’il était une mise en mouvement et un allant dont les politiciens d’aujourd’hui, dans tout leur cynisme, s’emparent parfois avec toute la mauvaise foi des plagiaires et l’insupportable inconséquence des usurpateurs. «L’autorité d’un seul, écrivait ainsi Louise Michel, c’est un crime. Ce que nous voulons, c’est l’autorité de tous.» Bernard Noël surenchérit à l’article «Union»: un mot clef «du vocabulaire communaliste. Il désigne le lien, écrit-il, permettant à des personnes ou à des communautés autonomes de se grouper en fédération. Il s’oppose ainsi au mot ‘unité’, ce qu’Arthur Arnould a résumé de cette façon: ‘L’Union fait la force. L’Unité fait le despotisme. L’Union, c’est l’association. L’Unité, c’est la caserne.’»
Quelques mesures surnagent donc: séparation avant l’heure de l’Église et de l’État; enseignement gratuit, laïc et obligatoire; reconnaissance de fait des unions libres; liberté de la presse; suppression de l’armée de métier au profit d’une armée nationale; plus grande place réservée aux femmes, notamment à travers l’égalité de traitements entre instituteurs et institutrices. Une utopie en acte qui prospéra sur la défaite de Sedan et se termina dans un bain de sang. Moins connue peut-être, apparaît à cette époque – rappelons que la Commune de Paris dura quelques trois mois, de mars à mai 1871 –, un projet de fédération des artistes qui se conclut notamment par la suppression des budgets: «de l’ancienne École des Beaux-Arts, de l’École de Rome et d’Athènes, et de la section des Beaux-Arts de l’Institut, et émet le vœu que les bâtiments de l’École soient affectés à des cours de science appliqués à l’art.»
Beaucoup ont en ligne de mire l’idéal républicain, avec cette idée que la République se proclame moins qu’elle ne se construit: «La République, écrit l’auteur, devait équilibrer et harmoniser l’ensemble des communes.» Bernard Noël n’occulte pas les manquements de cette expérience révolutionnaire, notamment en matière économique et financière eu égard à l’absence de remise en cause de la Banque de France ou de réforme du système de l’impôt. La bourgeoisie affairiste du Second Empire, si décriée par un Zola qui n’eut pas de mots assez durs pour dénoncer dans La Débâcle (1892) les exactions des communards – «Mais le bain de sang, écrit-il ainsi, était nécessaire, et de sang français, l’abominable holocauste, le sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur…», on le connaîtra par la suite plus inspiré quand il défendra Dreyfus –, cette bourgeoisie affairiste semblait constituait déjà une oligarchie contre laquelle il était difficile de lutter. Bernard Noël n’occulte pas non plus les clivages entre partisans d’un pouvoir centralisateur qui culmina sans doute dans la création d’un Comité de Salut Public et les partisans d’un pouvoir fédéral du peuple, pour le peuple et par le peuple; perpétuation des oppositions entre Jacobins et Girondins héritées de la Révolution française. Courbet, que cite abondamment ce dictionnaire, résume assez bien la position anti-jacobine dont on pourrait encore se revendiquer aujourd’hui, tant la paresse intellectuelle consistant à lire notre impensable présent à l’aune du passé domine encore la plupart des esprits. «Je désire, affirme l’auteur de L’Origine du monde, que tous titres ou mots appartenant à la Révolution de 89 et 93 ne soient appliqués qu’à cette époque. Aujourd’hui, ils n’ont plus la même signification et ne peuvent plus être employés avec la même justesse et dans les mêmes acceptions. […] Cela me paraît d’autant plus évident que nous ressemblons à des plagiaires, et nous rétablissons à notre détriment une terreur qui n’est pas de notre temps. Employons les termes que nous suggère notre révolution.» Insistons: Employons les termes que nous suggère notre révolution! Et Bernard Noël de fustiger ce courant «majoritaire qui, en France, a toujours cherché le salut dans l’abandon de sa responsabilité, comme s’il ne faisait que la révolution pour se guérir de la révolution.» Dont acte.
Mais ce dictionnaire vaut surtout pour les innombrables portraits qu’il propose, aussi bien d’anonymes que de personnes passées à la postérité. Le peuple par le peuple et pour le peuple. Et pour une recension forçant l’admiration des centaines de titres de presse ayant fait alors florès. Ce qui donne envie parfois de paraphraser Hegel et d’observer qu’en mesurant aujourd’hui ce dont l’esprit se contente (uniformité des fils d’actualité, bêtise des réseaux sociaux, diffamations permanentes, obscurantisme), on mesure l’étendue de sa perte. Parmi ces anonymes, je retiens par exemple un certain Clovis Joseph Dupont, ouvrier vannier qui habitait Saint-Cloud et qui se réfugia à Paris, à l’approche des Allemands. «Durant le Siège, écrit l’auteur, il appartint à la Garde nationale et fréquenta les clubs. […] Selon un rapport de police, il ‘ne prenait jamais aucune initiative’; il fut quand même condamné à vingt ans de travaux forcés et envoyé en Nouvelle-Calédonie.» On croise Blanqui dont la pensée beaucoup plus complexe peut se résumer à cette formule forcément insuffisante: «L’humanité a commencé par l’individualisme absolu et, à travers une longue série de perfectionnements, elle doit aboutir à la communauté.» On croise Courbet, Jules Vallès ou ce portrait qui en dit long sur les préjugés de l’époque et la répression féroce qui s’abattit alors sur le peuple de Paris. Une certaine Hortense Aurore Machu, née David: «Veuve et mère de deux enfants, elle gagnait sa vie en fabriquant des brosses. Elle servit la Commune comme cantinière et combattit sur la barricade de la rue Royale […]. Déférée devant le Conseil de Guerre, elle fut accusée d’être une pétroleuse et d’avoir mis le feu aux Tuileries; le 16 avril 1872, elle fut condamnée aux travaux forcés à perpétuité.» On ne connaît pas la date de sa mort, ni les circonstances de sa disparition. Une révolutionnaire socialiste inconnue. À l’image de Louise Michel à qui on cèdera la parole pour conclure une trop longue chronique: «J’appartiens tout entière à la révolution sociale et je déclare accepter la responsabilité de tous mes actes… […] Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’a droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part.»
Admiration pour ce peuple de France parfois si puissant et pour ce que Rimbaud appelait un «fauve renouveau» qui reste tapi dans l’ombre, écrasé par la morgue des comptables du jour incapables d’imaginer des lendemains qui chantent… Le temps retrouvé des cerises, rouge sang ou jaune fluorescent …