Veiller sur le sens
Hommages d'auteurs et amis de l'Amourier
Veiller sur le sens
par Mohammed BENNIS
Cher Bernard
Par ces deux mots je commençais les messages que je t’adressais presque tous les deux jours. Je continue à les utiliser, aujourd’hui, en témoignage de l’amitié, que nous avions partagée avec bonheur. Ton attachement à la vie, signe de ta vision du monde, est gravé dans ton œuvre. Alors que ta pensée sur le corps, l’écriture et la mort s’est enrichie, durant des années, dans un mouvement giratoire. Dans cette pensée je suis entré en dialogue avec toi, et notre rencontre, depuis la fin des années quatre-vingts du siècle dernier, m’a donné conscience d’avoir rencontré un grand maître, devenu rapidement mon grand frère, que je cherchais avec impatience.
J’entends ta voix et je t’écoute. Juste avant ton dernier retour à l’hôpital, nous avions eu, les deux, besoin de se parler l’un à l’autre. Oui, chacun de nous tendait sa main pour toucher l’extrême de la vie de son ami. Je suis resté en attente d’un appel et l’appel n’est pas venu. Chez moi, sur la côte atlantique marocaine, je comparais l’impossibilité de partir en France, pour te rendre visite, à l’enfermement dans une prison, sans connaitre ni la durée ni l’issue.
Rien ne nous sépare. Ta voix, que j’entends dans mon for intérieur, est marquée par le timbre d’une prononciation attentive aux mots justes, précis et clairs. J’entends ta voix veut dire qu’on ne se quitte pas. Ce que tu me disais, ici ou là, revient avec douceur. La musicalité de ta langue coule à la manière d’un ruisseau et la cassure qui survient instantanément, dans la chaîne de la parole, ne trouble pas la communication. Tu te doutais de ce qui est commun entre le corporel et la langue. C’est pourquoi tu cherchais les mots qui ont la capacité de dire l’irréductible dans le corporel, source du sensible. Mais le doute était également, pour toi, une souffrance qui ne cessait de s’accentuer. Qu’il s’agisse du poème ou du roman, du monologue ou d’essai, c’est la même responsabilité de veiller sur le sens.
Que dire de ta passion arabe? J’en étais toujours ému. Elle est plus profonde que l’engagement et plus sincère que la complaisance. Elle est manifeste dans tes préfaces de livres, tes voyages dans des pays, tes prises de positions et tes relations amicales. Tant de choses à dire sur cette passion, qui mérite d’être mise en valeur. Voici l’urgent à savoir maintenant : dans la presse arabe (allant du Maroc jusqu’en Irak et au-delà), certains de tes lecteurs ont exprimé leur considération pour ton œuvre et évoqué ta défense de la liberté depuis ton jeune âge. Cette défense s’est traduite, sur le plan arabe, par ton soutien aux Algériens pendant leur révolution et aux Palestiniens qui poursuivent, encore et encore, leurs luttes pour la justice, la liberté et l’indépendance.
Tu me parlais, dans les derniers jours, de la faiblesse de ton corps. Une faiblesse qui t’a privé d’ouvrir l’ordinateur pour répondre aux messages. De ma part, j’évitais la rhétorique parce que je croyais à ton désir combatif, tout en sachant la force de ta volonté pour vivre avec la maladie, en lisant et en écrivant. Si ton recueil Le Chemin d’encre (2014) est le testament que tu nous as laissé pour ouvrir les yeux sur les atrocités de notre temps, Le Poème des morts (2017) est une méditation sur cet événement qui met l’être humain face à face avec l’après-vie. Quand j’ai lu, la première fois, ce poème j’ai éprouvé la douleur intense de la séparation. Ce poème, ancré dans la littérature épique, construit une pensée poétique, qui «danse autour de l’impensable».
Ici, seul, j’entends ta voix venir d’un ailleurs :
nous sentons nos os
et autour d’eux cette émotion qui est la terre des dieux
l’invisible terre
où fume
la présence
Ton frère
Mohammed Bennis,
Mohammedia, le 29.5.2021