Récits de la vie brève

Rue Piétonne
Est-ce qu’il n’y a pas toujours eu dans ta tête, au-dessus de ton corps pesant, quelqu’un de léger qui marche, on dirait qu’il vole. Toi, tes jambes sont lourdes: au petit matin, les lombes te tirent, tes esprits pataugent; tu passes de longues minutes à ramener des fils dépareillés avant d’y voir un peu clair. Mais lui là-haut n’arrête pas de caracoler. Dès que tu relâches les rênes, voilà l’homme léger qui surgit, ton double volatil; rien n’a jamais pu le dresser ni le confondre: de toute façon, il te suit ou te précède. Aux avant-postes, à la pointe des yeux ou derrière la nuque: c’est lui qui a la main.
Mon Musoir, tu l’appelles.
Ou encore: Eustache, de ton deuxième prénom, celui d’un aïeul du côté de ta mère. Eustache le bel épi, dressé plus haut que les autres, ami des chimères, et capricieux; et surtout têtu. Eustache. Bien plus beau que Vincent, l’espèce de passe-partout qui te sert de témoin pour les autres. Le bon petit Vincent docile. Il y a bien longtemps, depuis l’école, qu’Eustache tire Vincent par la manche et lui fait faire des entrechats. C’est pas moi, c’est Eustache: voilà de quoi tu t’es toujours armé pour te disculper, sans en pouvoir évidemment rien dire aux autres. Alors Vincent trinque pour Eustache, qui rit par-derrière. Et le rire d’Eustache soulage Vincent. Pas commode d’être deux en un, et même plus, puisqu’Eustache est multiple, toujours le nez en l’air, à cheval sur les barrières.

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